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inspirer le désir de ne rien aimer, de ne rien désirer. Gardez donc votre admiration et votre amour, mais comprenez, si cela vous est possible ; l’homme et les œuvres en valent la peine. Il y a maintenant huit ans que, pour la première fois, je fis connaissance avec les œuvres d’Hawthorne à propos de cet étrange roman, the Blithedale Romance, où il racontait les désappointemens et les mécomptes de sa vie d’utopiste et de réformateur, et depuis cette époque il n’avait plus donné de ses nouvelles au public lettré de l’Europe[1]. J’avais examiné alors avec une curiosité craintive, antipathique, mais réelle, ces fleurs de cimetière dont il aime à composer ses bouquets littéraires, et j’avais noté les impressions, assez semblables à un frisson nerveux ou mieux encore à ce frisson moral qui s’appelle pressentiment, que j’avais éprouvées en les respirant et en les contemplant. Une occasion nouvelle, offerte par l’auteur lui-même, vient de me donner le prétexte de vérifier et de contrôler mes anciennes impressions, et je ne les ai pas trouvées trompeuses. J’ai ressenti la même curiosité d’esprit, la même antipathie de cœur, les mêmes frissons de l’âme, devant ces fleurs bizarres dont il n’est aucune qui ne contienne un ver rongeur ou un parfum empoisonné. Seulement, en ressentant pour la seconde fois ces anciennes sensations, je les ai trouvées plus vives, plus acres, plus pénétrantes. Loin de s’affaiblir après cette seconde lecture, mon estime pour Hawthorne a grandi et s’est fortifiée. Grâce à l’intervalle qui s’est écoulé entre les deux lectures, l’expérience m’a permis de reconnaître pour vrai ce que j’avais pressenti, et pour exact ce que j’avais soupçonné. Je n’avais pas trop dit, et je suis contraint d’avouer, au contraire que je n’avais pas dit assez. Hawthorne est certainement le moins aimable des hommes de génie ; cependant il mérite à beaucoup d’égards ce titre illustre, et nous le lui accordons sans nous faire prier.

C’est, dis-je, le moins aimable des hommes de génie, et cependant il force l’esprit rebelle à le saluer et à lui rendre la justice qui lui est due. Il n’est pas rare de rencontrer dans la vie des personnages désagréables auxquels on ne peut refuser son estime ou son respect ; nous les supportons, et même quelquefois nous les aimons par sympathie pour les vertus et les rayons d’intelligence qu’il a plu au Tout-Puissant d’allier au mélange insupportable ou indéchiffrable qui compose leur nature. Tout en les haïssant, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître ces marques de haute vie morale qui commandent le respect même chez les êtres odieux. Mais ce phénomène est beaucoup plus rare dans les pures régions de l’intelligence et de l’art. Là nous ne sommes plus obligés, comme dans

  1. Voyez Un Roman socialiste en Amérique, Revue du {{1er décembre 1852.