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la vie ordinaire, de poursuivre péniblement à travers un labyrinthe de chair et de sang les traces de la vérité et de la beauté ; on peut être partial sans scrupule, et même injuste sans iniquité. Nous allons droit aux œuvres qui ont une affinité avec notre âme, à la lumière qui a des affinités avec le rayon qui brille en nous. Là l’amour, la haine, l’indifférence, sont déterminés par des motifs tout intellectuels, tout moraux, qui n’ont rien de passionné, et qui n’en sont que plus absolus et moins soumis aux hésitations du jugement. Dans les régions de l’art, ce que nous n’aimons pas, c’est ce que nous ne comprenons pas ; ce qui nous laisse indifférens, c’est ce qui n’a aucune affinité avec notre nature. Nous refusons aux grands artistes et aux grands poètes le bénéfice que nous accordons dans la vie ordinaire aux hommes les plus vulgaires. Dire d’un homme que nous ne l’aimons pas, mais que nous l’estimons, c’est dire quelque chose ; dire d’un artiste qu’il nous est antipathique, mais que nous lui reconnaissons un certain mérite, c’est ne rien dire du tout, car c’est réserver son jugement. Dans la littérature et dans l’art, la chose qui nous paraît digne d’amour est donc en même temps la chose qui nous paraît vraie et belle. La justice littéraire, on le voit, est plus difficile que la justice sociale, et en règle générale on peut affirmer qu’il n’y a que les esprits et les cœurs de même ordre qui se rendent justice entre eux. Nous ne rendons jamais justice par conséquent, quelle que soit notre impartialité, aux œuvres et aux hommes qui n’ont pas un rapport bien direct avec notre propre nature[1].

Il n’en est pas ainsi avec Hawthorne. Il force l’attention récalcitrante à l’écouter ; il s’impose à l’imagination qui voudrait se détourner des spectacles qu’il lui présente, et semble lui jeter le défi de ne pas se complaire à ses fantaisies lugubres et à ses révélations de secrets sinistres. Il ne s’insinue pas par des flatteries et des caresses dans l’esprit du lecteur, il lui fait positivement violence ; il force les portes de l’âme qui se ferment devant lui. Jamais amuseur public, jamais ménétrier, poétique ne s’est présenté avec un visage si peu avenant et de tels airs de trouble-fête. Il s’introduit chez ses lecteurs à peu près comme le vieux Knox chez les femmes de Marie Stuart, pour découvrir la tête de mort cachée derrière le visage en fleurs, et proposer quelque savante et instructive leçon d’anatomie

  1. Cette remarque ne doit porter que sur les œuvres tout à fait supérieures et sur les hommes hors ligne. Notre antipathie contre certaines œuvres et certains hommes est d’autant plus grande que ces œuvres ou ces hommes expriment plus fortement les formes d’esprit qui sont contraires à la nôtre. Il faut une grandeur réelle pour avoir droit à l’injustice intellectuelle. Un Goethe choque un chrétien comme un ennemi déclaré, un Rubens choque un idéaliste comme un persiflage incarné de ses pensées ; mais rien n’est plus facile que de rendre justice aux petits hommes qui ne sont pas de notre parti et aux petites œuvres qui ont été conçues hors de la sphère où nous respirons.