Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/702

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la nymphe merveilleuse savait-elle par avance que ses mains seraient un jour couvertes de sang. Personne n’avait jamais douté de l’illustre origine de la famille des Monte-Beni, car dans tout le cours de sa longue existence ses membres avaient toujours présenté une particularité physique ou morale qui révélait en eux le sang des faunes antiques : tantôt c’était l’oreille velue comme chez Donatello, tantôt un caractère dont l’enjouement expansif faisait contraste avec la sombre société du moyen âge, ou une innocence charmante qui jurait avec le raffinement corrompu de la renaissance. Quant à Donatello, son enfance avait été merveilleuse, et les paysans racontaient que sa seule présence suffisait pour illuminer leurs étables et leurs maisons. Il jouissait de dons personnels fort extraordinaires, par exemple celui de parler le langage primitif. Il s’asseyait sur le bord de la fontaine, berceau de sa famille, et il chantait une espèce de mélodie familière caressante, pathétique, que personne ne lui avait jamais enseignée, et qu’il avait trouvée dans les instincts de ses entrailles, lorsqu’il avait voulu exprimer son amour pour sa mère la nature, et les voluptés chastes que lui faisaient éprouver la beauté de son soleil et la fraîcheur de ses bois. Alors les bêtes des forêts sortaient de leurs tanières, les oiseaux quittaient leurs nids, les venimeux reptiles eux-mêmes abandonnaient leurs trous, et tous faisaient cercle autour de lui pour l’entendre. Ce fut un triste jour pour Donatello que celui où, sur la prière du sculpteur Kenyon, il essaya une fois encore la puissance de cet ancien enchantement. Kenyon, qui s’était écarté et caché derrière un arbre pour ne pas effrayer les hôtes de la forêt par sa présence, sentit ses entrailles s’émouvoir et ses yeux se remplir de larmes en écoutant cette mélodie inventée par le génie des instincts ; mais les bêtes des bois ne pensèrent pas ainsi. On entendit les feuilles sèches remuer, on vit les rameaux des arbres s’agiter, mais aucun des animaux dont la présence était trahie par ces indices n’osa s’approcher. « Eux aussi, ils m’abandonnent ! s’écria Donatello en pleurant à chaudes larmes ; ils sentent qu’ils ne sont plus mes frères, et peut-être, si je continuais, les verrais-je se retourner contre moi ! »

L’allégorie est belle et profonde. Il est malheureux, à notre avis, que Hawthorne ait cru devoir la délayer en trois volumes. Cette donnée poétique est ballottée de chapitre en chapitre, prise, abandonnée, reprise et oubliée de nouveau. Condensée en quelques pages, elle aurait tenu dignement sa place à côté de la Fille de Rapaccini et du Serpent du cœur. Hawthorne pouvait faire un de ces contes psychologiques admirables dont il a le secret, il n’a fait qu’un roman d’un ordre secondaire qui ajoutera peu de chose à sa renommée. Il a symbolisé sans y songer les destinées malencontreuses de cette belle idée dans le chapitre de son roman intitulé Sunshine.