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qu’il m’a été donné d’entendre à la tribune nationale. Venons à la morale. Sous de certains rapports, n’est-il pas admis que les mœurs sont meilleures qu’au temps passé ? Quand j’en douterais, je ne pourrais fermer l’oreille à ce qu’avouent nos censeurs naturels et nos juges attitrés. Et quel est le prédicateur qui ne mette l’état religieux du pays fort au-dessus de ce qu’il était cent ans ou un demi-siècle avant nous ? Si donc tout s’abaisse, si donc tout est tombé, je demande d’où et de quelle hauteur ?

C’est une variante de l’accusation contre le temps que de dire : « Les mauvaises passions rongent la société ; elle est dévorée d’envie. » Écoutez bien ces gens qui se plaignent tant de voir toutes les supériorités méconnues : eux qui soupçonnent partout l’envie, sont-ils bien sûrs d’être si fort enviés ? Les mêmes ajoutent qu’il n’y a plus de respect. Je concevrais qu’on dît que le respectable fait défaut : quant au respect, on le prodigue. Il faut d’ailleurs le rappeler aux classes qui prennent tant d’intérêt à la subordination des rangs, des positions et des vanités. Tout ce qui les inquiète vient de la destruction des préjugés qu’elles-mêmes ont rejetés, de l’abandon d’une routine sociale dont elles ne voudraient plus pour elles-mêmes. Il est très vrai que la raison s’est dès longtemps avisée de demander à toute prétention ses motifs, à toute tradition ses preuves, à toute autorité ses titres. Quiconque a pratiqué cette inquisition et en a profité a perdu le droit de s’en plaindre. Toute influence, pour être valable, a besoin d’être utile, et l’on ne peut blâmer personne de ne plus s’incliner de confiance, de ne plus s’humilier sur parole ; mais en vérité l’excès en ce genre ne nous menace pas. L’orgueil humain ne fut jamais de meilleure composition. Que si l’on prétend faire un mauvais sentiment du désir de s’élever qui anime, dit-on, les individus et les masses, condamne qui voudra cette aspiration vers le mieux, qui sous toutes ses formes est l’âme de la vie humaine. L’homme ne peut mettre de prix qu’à trois choses, la vertu, l’esprit et le bonheur, et pour toutes ces choses, où est son crime s’il cherche à s’élever au-dessus de lui-même ? Que, dans cet effort vers le mieux, le devoir et la raison doivent nous contenir et nous guider, qui le conteste ? En quoi ne faut-il pas que la raison et le devoir interviennent ? Mais ni elle ni lui ne réprouvent l’impatience d’atteindre à ce qui est au-dessus de nous, l’effort d’égaler ce qui nous passe, de partager ce qui nous échappe, utile et vitale passion, qui, bien qu’elle puisse être aveugle, violente, injuste, comme toute passion, ne saurait être reprochée en elle-même à l’humanité, car elle a civilisé le monde. Le siècle où elle se montre avec le plus d’intensité, où elle s’exerce avec le plus de liberté, ne peut maudire son partage, et je crois qu’au fond il ne