Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/746

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le maudit pas. C’est l’impudente plainte des oisifs, qui craignent d’être troublés dans leur repos ou dans leur vanité, que cette appréciation misanthropique du besoin qui pousse la multitude à imiter leurs goûts, leurs mœurs et leurs jouissances. Au risque de les scandaliser, disons-leur qu’il faut savoir accepter ce qui contrarie, approuver même ce qui inquiète. Les libraires sont d’accord pour convenir que tandis que l’amour des lettres, celui de la lecture et du savoir ne paraissent pas en progrès marqué dans les classes riches, le commerce des livres augmente, et la propagation d’écrits qui ne sont tous ni d’un genre populaire, ni d’une frivolité corruptrices s’étend visiblement, par le bon marché, dans la région sociale où ne dominaient pas jusqu’ici les besoins de l’intelligence. On pourrait citer des publications fort sérieuses que le grand monde ignore et qu’épuise le grand public. Voilà encore un des crimes de l’égalité !

Ce n’est pas que nous plaidions pour un optimisme complaisant, pour une tolérance relâchée qui ne reprend rien et ne voit rien. La société contemporaine, surtout dans l’ordre intellectuel et moral, est loin de nous ravir d’admiration. Nous disons seulement que son mal ne vient pas de l’égalité. Ce qu’elle a de mieux au contraire, c’est sa constitution civile et économique, et au premier rang des vertus ou plutôt des qualités que cette organisation met en valeur nous plaçons cet amour du progrès et du travail qui relève sa condition. Le désir du bien-être n’est pas un principe, d’action fort élevé ; mais le bien-être améliore souvent et quelquefois ennoblit, et l’on ne peut disconvenir que dans certaines villes les mœurs des ouvriers aient monté avec leur condition. Ils gagnent en dignité comme en douceur. Ce n’est pas la faute de la démocratie si partout il n’en est pas de même. Les fautes et les défauts du temps me paraissent provenir d’autres causes, d’abord des vieilles et constantes infirmités de la nature humaine, puis de certaines faiblesses propres au tempérament national : ces infirmités et ces faiblesses sont mises en triste relief par la fréquence des révolutions. L’épreuve est trop forte pour beaucoup d’esprits et de caractères. La stabilité des choses soutient et cache l’inconstance fragile des convictions et des principes. Au contraire, la versatilité des opinions, l’affaiblissement des courages, le respect de la force, l’adoration du succès, l’indifférence au juste et à l’injuste, je ne sais quel penchant à la dépendance empressée, à la flagornerie sincère, au mépris, de soi-même encouragé par le mépris des autres, tels sont les travers que la succession rapide des reviremens politiques développe au point d’en faire des vices ; mais l’égalité n’a rien à voir dans tout cela.

Il est vrai qu’on peut demander si elle n’est pas pour quelque chose dans ce retour fréquent des révolutions, et si l’instabilité