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cruels. Ils ont pourtant raison de persévérer dans la courageuse et fière clairvoyance qui fait maintenant leur supplice. Vigies obstinées, ils auront infailliblement un jour le mérite et la gloire de discerner et de saisir le moment où commencera l’apaisement ou la défaillance de la fatalité qui emporte les événemens européens, et de faire rentrer en maîtresses, au moins passagères, dans la vie politique, qui est leur domaine légitime, la raison, la liberté, la justice.

Nous ne ferons pas de difficulté d’avouer, pour la consolation de nos ennemis les fatalistes, que l’aurore de ce jour ne semble pas près de luire encore. La politique européenne est à l’heure qu’il est de plus en plus livrée au jeu des fatalités. Lord Palmerston parlait l’autre jour de nuages amoncelés à l’horizon, en avouant qu’on ne savait sur quel point éclaterait l’orage. Il n’y a certes pas de lieu commun plus usé en politique que celui dont il s’est servi pour peindre l’incertitude de la situation de l’Europe ; mais qui n’a remarqué dans la vie que les images les plus fripées et les plus fanées reprennent, lorsqu’on se trouve dans l’état de l’âme dont elles sont le juste reflet, une fraîcheur et une saveur soudaines ? Il semble que ce soit la première fois qu’on en sente la vérité : on en est frappé comme d’une révélation. Avec sa vieille métaphore d’horizon politique et de nuages, dont un écolier n’aurait pas voulu, lord Palmerston a touché juste. Seulement le noble lord, malgré son grand âge, se pique peu de philosophie, et n’a pas achevé d’expliquer la cause des anxiétés présentes. On ne sait où éclatera l’orage ; mais ce que l’on ignore surtout, c’est la façon dont on y pourra résister. On ne sait où éclatera l’orage, parce qu’il peut en effet éclater en plusieurs endroits. On ne sait comme on y résistera, parce que les garanties qui ont pendant quarante ans assuré la paix de l’Europe ont disparu. C’est là surtout que l’on demeure à la merci du hasard.

Des complications qui mettraient aux prises les plus grands intérêts européens peuvent naître en Italie, en Orient, et, comme la décomposition italienne et orientale agit directement par l’Autriche sur la confédération germanique, il est permis de dire aussi en Allemagne. Autrefois, contre des difficultés de cette nature, l’on était protégé par ce qu’on appelait le concert européen, et surtout par l’entente cordiale entre la France et l’Angleterre. Armé de ces deux principes de transaction et de paix, on avait le sentiment que toutes les difficultés pouvaient être prévenues ou arrangées sans commotion générale. Il y a longtemps que le concert européen a cessé. Quant à l’entente cordiale, lord John Russell en annonçait la fin, il y a trois mois, à l’occasion des annexions de la Savoie et de Nice. Il parlait sérieusement, il y paraît au récent discours de lord Palmerston. C’est une énormité inouïe que de justifier, comme l’a fait le premier anglais, les fortifications et les armemens extraordinaires de l’Angleterre par la crainte, fondée ou non, — c’est une question que nous discuterons plus tard, — mais en tout cas affichée, des tendances de la France. Un tel procédé prendrait