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aussi profond que délicat, ennemi de la galanterie, exempt de toutes les bassesses qu’on peut légitimement reprocher à la société corrompue et sceptique qui l’entourait. C’est du moins ce qui semble pleinement ressortir de ses mémoires, tracés sans apprêt, avec une franchise que n’ont pu étouffer les leçons d’une malheureuse expérience. Sans tomber dans cette louange grossière qui vaut presque une injure, elle s’y montre toujours fidèle à Catherine en même temps qu’aux principes libéraux qu’elle croyait prêts à être adoptés par cette souveraine, lorsqu’elle plaça sur sa tête la couronne de Russie. Si le sentiment chrétien tient peu de place dans ces mémoires, il n’y est toutefois jamais blessé et la religion y est reconnue comme le meilleur soutien de toute misère humaine. Imprimés en Angleterre il y a dix-neuf ans, ces mémoires, riches de piquans détails, étaient devenus introuvables. La Bibliothèque russe et polonaise vient de les publier pour la première fois en français, en y joignant quelques lettres de l’impératrice Catherine qui peignent bien l’esprit enjoué de l’amie de Voltaire[1]. Il doit nous être permis, en signalant à l’attention ces confidences de la princesse Dachkof, de concourir à une réhabilitation qui ne nous paraît ni exagérée ni difficile ; en même temps ce sera indiquer peut-être tout ce qu’il faut espérer d’un pays qui dans ses jours les moins sereins n’a pas cessé de produire des esprits d’élite.

Catherine Vorontzof, fille du comte Roman[2] Vorontzof, naquit à Pétersbourg en 1744. Elle eut pour marraine l’impératrice Elisabeth et pour parrain le futur tsar Pierre III, qu’elle devait détrôner. À l’âge de deux ans, elle perdit sa mère, et le grand-chancelier Vorontzof, son oncle, lui fit partager l’éducation de sa fille unique, qui devint dans la suite comtesse Strogonof. « On nous enseignait, dit-elle, quatre langues différentes ; nous parlions couramment le français, un conseiller d’état nous apprit l’italien ; et M. Bechtief nous donnait des leçons de russe quand nous daignions les prendre. Nous fîmes de grands progrès dans la danse, et nous avions quelques notions de dessin. Qui aurait pu s’imaginer qu’avec de telles prétentions et un extérieur agréable, notre éducation fût incomplète ? Cependant qu’avait-on fait pour diriger les dispositions et éclairer l’intelligence de l’une ou de l’autre de nous ? Rien absolument. » Alors comme aujourd’hui les Russes se contentaient d’imiter l’Occident au lieu de se faire les artisans de leur régénération, et de puiser en eux-mêmes les élémens d’une civilisation qui leur fût propre.

Il y avait dans la nature de la jeune Catherine une fierté profonde, mêlée à un fonds peu commun de tendresse et de sensibilité qui la portait à désirer ardemment d’être aimée de tous ceux qui l’entouraient. Devenue jeune fille, ces sentimens acquirent tant de force, que, tout en aspirant à grandir dans l’amitié de ceux qu’aurait pu lui attacher son caractère enthousiaste, elle se figurait ne pouvoir être payée de retour ni par la sympathie ni par l’affection. Elle devint mécontente et se considéra comme un être isolé.

  1. 4 volumes format elzevirien ; Paris, chez Franck.
  2. Et non Robert, comme le veut le traducteur : ce dernier nom n’existe pas dans le calendrier russe.