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demande un principe ; il la créait en quelque sorte, et en effet il en créait une, mais qui n’était pas l’ancienne, ainsi que, dans son zèle plus pieux que clairvoyant, il se le figurait encore à cette époque.

On conçoit très bien qu’en présence d’un si grand but et d’une opposition si vive, il devait se former dans sa tête bretonne d’étranges nœuds d’opiniâtreté, de dédain et d’exaltation, car d’un autre côté de hautes approbations le soutenaient. « Dans l’extrême déchaînement, lui écrivait son « bon père » l’abbé Caron, avec lequel on a voulu trouver les choses les plus répréhensibles dans votre second volume, j’ai mille fois béni le Tout-Puissant de m’avoir accordé une profonde retraite. L’esprit de prévention, d’aigreur et de satire ne l’a point violée, et les dignes compagnons de ma solitude ont pu tout à leur aise, et sans contradiction, bénir et admirer un beau génie que l’on se plaisait à dénigrer avec tant d’amertume. » — « Vous battez vos adversaires de leurs propres armes, lui écrivait à son tour l’abbé de la trappe de Meilleraie, et, tout en les réduisant au silence, vous leur faites sentir leur imprudence et leur ignorance. Il est des gens dont vous compromettez furieusement l’amour-propre, et ces torts-là ne se pardonnent pas. » — « Il me semble, lui disait un éloquent missionnaire, l’abbé Le Tourneur, que depuis que j’ai lu vos deux derniers volumes, je suis plus fort, j’entends mieux, je vois plus clair… Si sur un cœur de prêtre bien desséché, bien éteint, presque mort, ces traits de feu et de lumière ont laissé une empreinte si forte, que sera-ce donc dans des âmes mieux disposées ? » Ainsi là où les théologiens de profession découvraient un si grand danger, les hommes de pratique et de cœur criaient victoire : la nouveauté ne les effrayait pas, ils croyaient sentir naître une force qui leur faisait trop souvent défaut. Écoutez aussi quel profond retentissement ces louanges éveillent dans l’âme de Lamennais, et comme il se croit déjà la colonne qui seule soutient l’église. « Si on rejette les principes que j’ai exposés, répond-il à l’abbé Caron (novembre 1820), je ne vois aucun moyen de défendre solidement la religion, aucune réponse décisive aux incrédules de notre temps… Je vous dirai plus ; si le jugement de Rome m’est favorable, je m’en réjouirai à cause de la religion ; s’il m’est désavantageux, j’en serai ravi pour moi-même. Décidé, dans ce cas, à ne plus écrire, je serai l’homme du monde le plus heureux, car je pourrai en conscience jouir du repos, qui est, à mon avis, le seul bien d’ici-bas. » Et dans une lettre au père Anfossi, maître du sacré palais, il le dit encore avec un ton d’humble soumission peu conforme au vrai fond de sa pensée : « Appelé par la Providence à défendre les intérêts de la vérité et de la religion, j’ai obéi à ses ordres malgré la plus vive répugnance pour un genre de travail entièrement contraire à mes goûts ; mais si ce travail cessait d’être