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duplicité, qui frappe péniblement dans les lettres politiques où quelques personnes ont cru voir un signe de hardiesse. En plusieurs occasions, Alexandre de Humboldt a défendu efficacement des écrivains libéraux ; il a protégé Freiligrath, Robert Prutz, le polonais Mieroslawski, il a pris hautement parti pour les sept professeurs de Gœttingue destitués par le roi de Hanovre Ernest-Auguste, et il a contribué à faire appeler Jacob et Wilhelm Grimm à l’université de Berlin. Ce sont là des titres que nous sommes heureux de proclamer ; mais pourquoi cette autorité morale que possédait Humboldt ne s’exerçait-elle pas plus souvent ? Certes il ne s’agit pas de répéter contre l’auteur du Cosmos les reproches qu’on adressait autrefois à l’auteur de Faust ; Humboldt n’est pas plus responsable de la politique du roi de Prusse que Gœthe ne l’était des idées et des sentimens du grand-duc de Weimar. Voyez pourtant la différence des procédés : Gœthe a pu être indifférent à bien des choses saintes, il a pu écarter de lui bien des émotions auxquelles une grande imagination se soustrait rarement ; jamais du moins il n’a tenu deux langages ; il disait tout ce qu’il pensait, et lorsqu’il parlait du grand-duc Charles-Auguste dans les lettres sans nombre qu’il adressait à ses amis, il n’en parlait pas autrement que si Charles-Auguste eût été là. « Monsieur Gœthe, vous êtes un homme, » lui dit Napoléon à Iéna en 1806. Humboldt, sauf en de rares circonstances, n’ose combattre les fausses idées du roi ou le soutenir dans ses défaillances ; à peine sorti du château, il se venge de sa propre faiblesse en allant se moquer du roi chez Varnhagen d’Ense.


« J’ai reçu, dit Varnhagen, une nouvelle visite de Humboldt. Il m’a dit tout ce qu’il avait sur le cœur. Il fait ce qu’il peut, mais il ne peut pas grand’chose, et un homme de soixante-quatorze ans est toujours un homme de soixante-quatorze ans. Lui-même fit allusion à son âge d’une façon significative. Ses occupations multipliées l’écrasent, mais il ne saurait se décider à s’en défaire ; la cour et le monde sont pour lui comme un manoir familier où l’on a pris l’habitude de passer ses soirées et d’aller boire sa chope. — Le roi, disait-il, n’est occupé que de ses fantaisies, et la plupart de ces fantaisies ont pour objet des choses spirituelles, ecclésiastiques, service divin, constructions d’églises, missions, etc. Les intérêts de la terre le touchent fort peu. La mort de Louis-Philippe amènera-t-elle une crise ? Qu’arrivera-t-il lorsque Metternich quittera ce monde ? Qu’avons-nous à attendre de la Russie ? Tout cela le laisse indifférent, c’est à peine s’il y pense. Quiconque sait devenir son favori et l’occuper des sujets qui lui plaisent est maître du jeu. Bunsen, Radowitz et Canitz occupent la plus haute place dans son esprit, Stolberg ne vient qu’en seconde ligne. Avec cela, des distractions sans nombre et des négligences inouïes. Rückert avait envoyé de jolies poésies à la reine à l’occasion du rétablissement de sa santé ; on les trouva les plus charmantes du monde, mais l’idée ne vint pas qu’il était convenable de ré