Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/888

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

immenses bottes en entonnoir, que recouvraient les plis bariolés du poncho.

Nous devions déjeuner ce jour-là à la grande hacienda de cannes à sucre du président, située à quatre lieues de San-José, sur la route de Punta-Arenas. Cette route, la plus belle de toute la république et peut-être de tous les états qui l’environnent jusqu’au Brésil, ressemblait à une route départementale très unie, mais non empierrée, de sorte que le sol, noir et friable, se transformait l’hiver en une boue fangeuse, et l’été en une poussière épaisse que le passage de notre caravane soulevait en nuages grisâtres. En revanche, nous traversions ces délicieux environs de la capitale dont j’avais déjà entrevu les splendeurs dans diverses excursions. Des deux côtés, au nord et au sud, une pente insensible, couverte de villes et de villages, conduisait jusqu’aux montagnes qui fermaient l’horizon. Heredia dressait les deux tours blanches de son église au milieu d’un berceau de plantations bordé par les grands bois du col de Barba. Les haciendas de café et les maisons particulières se succédaient presque sans interruption, laissant voir sur le seuil de leurs portes, toujours ouvertes, des groupes charmans qui saluaient le président des noms les plus doux. Les cultures de cet heureux climat sont plus riantes et plus ombreuses que les nôtres. Avec elles, le sol n’est jamais dénudé, si ce n’est dans les savanes consacrées à l’élève des bestiaux. La culture du café surtout serait un plaisir, si ce n’était pas une fructueuse spéculation. Rien ne ravit le regard et la pensée comme ces arbustes en fleur, taillés en parasols, distribués, de neuf pieds en neuf pieds, sur des espaces immenses, ombragés de distance en distance-par de grands bananiers, dont le suave parfum rappelle celui du jasmin d’Espagne, et dont la récolte se fait sous des bosquets enchantés, dans une atmosphère spéciale pleine de vie, au bord de ruisseaux transparens destinés à l’irrigation.

L’hacienda de M. Mora était le siège d’une exploitation sucrière qui n’embrassait pas moins de 3,000 hectares de terres incultes avant lui, et qui attestait l’esprit d’entreprise et de ténacité de son propriétaire. Nous y passâmes les heures les plus chaudes de la journée, après un déjeuner improvisé, servi au hasard comme dans une ferme, arrosé d’un vieux malaga sans date et du café parfumé du pays. À quelques minutes de l’établissement principal, espèce de grand chalet suisse entouré de quelques dépendances, s’ouvrait un ravin abrupt, de l’aspect le plus sauvage, au fond duquel se précipitait une petite rivière torrentielle cachée par des massifs d’arbres. C’est sur le versant de ce ravin que, pour utiliser la force gratuite de l’eau, M. Mora avait fait construire les bâtimens et les appareils d’extraction du sucre ; mais il fallait d’abord élever le niveau