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s’installait pas tout simplement dans une de celles qui n’avaient plus de maîtres, et dont les portes et les fenêtres ouvertes invitaient à en prendre possession. Sa réponse fut caractéristique. C’est l’explication du drapeau aux étoiles d’argent sur la plage. « Ces maisons, me dit-il, n’ont été délaissées que momentanément. Les propriétaires attendent aux États-Unis que le gouvernement américain soit maître du pays. Ils reviendront probablement aussitôt qu’ils auront appris la ratification du traité Cass-Irizarri. »

Nous étions descendus dans Un hôtel situé à l’angle de la grande rue, où nous attendait un excellent dîner, escorté de tout le luxe des fruits tropicaux, sapotes, mameilles, maragnons, ananas, nisperos, goyaves, mangos, dont l’ananas est peut-être le moins savoureux. L’hôte, M. Green, un Américain, avait eu l’honneur de loger et de nourrir pendant plusieurs mois l’élite de l’armée de Walker, y compris son chef, et cet honneur lui avait coûté cher. Ces honnêtes Yankees payaient avec des bons signés d’un commandant quelconque. La république était inondée de ces bons, qui représentaient le pillage de tous ses habitans. On m’en offrit un de Walker, de 100,000 dollars, pour 25 francs. Les flibustiers prenaient tout à ce prix, caisses d’eau-de-vie, meubles, marchandises, chevaux, bestiaux, quand ils ne prenaient pas fièrement à titre de propriétaires. Ils faisaient leur cuisine avec les portes et les cloisons de la maison qu’ils habitaient, pour ne point se donner la peine d’aller ramasser du bois à dix pas, et quand le vin et les liqueurs volés les avaient mis en gaieté, ils terminaient la fête en brisant le mobilier ou en y mettant le feu. C’est ainsi qu’un commerçant de la ville, nommé Christophe, avait vu en quelques heures sa fortune perdue et son commis assassiné par ces bandits. M. Green lui-même, leur compatriote, n’avait pu obtenir d’autre paiement qu’une liasse de papiers sans valeur.

Nous avions hâte de quitter un pareil séjour, dont la température eût été d’ailleurs intolérable sans un grand vent de mer qui ébranlait les maisons ; mais il fallait attendre l’arrivée des mules et des chevaux qu’on avait envoyé chercher à trois lieues de là. Ce ne fut qu’à l’entrée de la nuit qu’on put se mettre en route. Le hasard me fit partir le premier, seul avec le général Jérès. Il faisait un beau clair de lune et un temps très doux. Nous nous trouvâmes bientôt, au sortir de la ville, après avoir traversé un torrent desséché, sur ce fameux chemin du Transît, qui a vu passer tant de milliers d’émigrans pendant les quatre années d’exploitation de la compagnie Vanderbilt, et qui a ouvert le pays à l’invasion C’est en effet par San-Juan-del-Sur que Walker avait pénétré au Nicaragua en 1855, appelé de Californie par le parti de Léon, à la tête duquel se trouvaient