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Les jugemens portés de points de vue si divers sur les avantages stratégiques de la position de Quillebeuf n’ont point déterminé la reprise des projets d’Henri IV. Ce n’est pas qu’elle n’ait été souvent réclamée : elle l’était notamment sous le roi Louis-Philippe par le prince de Joinville, et en 1850 par la commission nautique chargée de l’examen des projets d’amélioration de l’embouchure de la Seine. En cas de guerre maritime, aucun port n’attirerait plus que Le Havre les coups de l’ennemi, et, quelles que fussent les défenses propres à la place, l’action de batteries flottantes manœuvrant en amont en serait le complément indispensable. Or cette réserve ne pourrait stationner que sous la protection de batteries étagées sur les flancs de la pointe de Quillebeuf. L’armement de ce point n’est pas moins nécessaire pour préserver Rouen de toute insulte. Les travaux d’endiguement exécutés entre Tancarville et Jumiéges approfondissent et régularisent le lit de la Seine ; mais les voies élargies pour le commerce le sont aussi pour la guerre, et avec l’aide de la vapeur, des brouillards et de la nuit, per arnica silentia lunœ, il ne faudrait à des hommes déterminés que quelques heures pour brûler vingt manufactures dans la banlieue de Rouen. Quand les ressources de l’attaque augmentent, la défense doit compléter les siennes. Quelques améliorations que reçoive l’embouchure de la Seine, Quillebeuf sera, sinon le seul point où l’on puisse arrêter les entreprises navales dirigées contre Rouen, du moins le réduit au pied duquel échouerait l’audace qu’aurait jusque-là favorisée la fortune.

Le nom de Quillebeuf a jeté jusqu’à présent un sinistre reflet sur la navigation de la Basse-Seine. Tout le monde connaît cette barre terrible qui, grandissant avec les marées des syzygies et les vents d’ouest, envahit périodiquement l’embouchure du fleuve. L’intumescence des flots, que l’attraction de la lune et du soleil promène sur les profondeurs de l’Océan avec une vitesse presque égale à celle de la rotation du globe, se ralentit et s’élève quand le fond s’exhausse, et cet effet n’est nulle part si marqué que sur les grèves allongées des rivières à marées. Les premières ondes du flot y avancent lentement ; celles qui suivent les surmontent et glissent sur leur dos avec une vitesse qui croît en raison de la profondeur ; enfin, dans ce concours de tranches d’eau de plus en plus accélérées, les ondes successives finissent par former un bourrelet mouvant dont le roulement formidable balaie le lit de la rivière et en bouleverse les rives. Cette explication du phénomène du mascaret, due à M. Babinet[1], confirme la féconde découverte de M. Chazallon sur la décomposition des marées en plusieurs ondes de puissances

  1. Voyez la Revue du {{1er novembre 1852.