Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/100

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III.

L’image du démembrement qui venait d’apparaître si réelle aux yeux de Jefferson ne put cependant chasser de son esprit le spectre de la centralisation et de l’oligarchie qu’il avait depuis si longtemps coutume d’invoquer pour les besoins de sa cause. Mettre ses amis politiques en garde contre les dangers auxquels l’inamovibilité de la magistrature fédérale exposait les institutions démocratiques, leur signaler les membres de la haute cour comme des ennemis intérieurs sans cesse occupés à miner sourdement les pouvoirs locaux, c’était une ancienne habitude, devenue à la longue la manie d’un vieillard oisif et actif. Plus Jefferson s’éloignait des affaires, plus son radicalisme prenait un caractère absolu. Au milieu des champs, il remontait aux premiers principes de sa politique, et il en déduisait les conséquences extrêmes avec une rigueur logique qui alarmait ses plus enthousiastes admirateurs. Malgré le désir impatient qu’éprouvaient ses amis virginiens d’introduire quelques réformes dans la constitution de leur état, ils se décidèrent à ne pas les opérer de son vivant par la crainte de subir outre mesure l’influence des doctrines radicales que l’illustre solitaire de Monticello développait tout bas à l’oreille de tout venant. En dépit de leur ferveur démocratique, les grands planteurs virginiens restaient très fiers d’avoir été autrefois des aristocrates, et de pouvoir montrer encore dans l’organisation administrative de leur état quelques traces de l’ancien régime. Comment n’auraient-ils pas été un peu surpris d’apprendre que les traditions n’ont rien de respectable, que la durée des institutions doit être limitée à celle de la génération qui les a conçues, et qu’en conséquence toute société humaine doit faire table rase du passé tous les dix-neuf ans ? Encore Jefferson n’en restait pas là ; il avançait hardiment que les meilleurs impôts sont ceux qui, « en pesant exclusivement sur les riches, tiennent lieu de loi agraire, » que la meilleure république est celle où « chaque citoyen a une part égale dans la direction des affaires, » que les meilleurs gouvernemens sont ceux que le peuple réduit au rôle d'agens, et il se prononçait en conséquence pour le principe du suffrage universel, du mandat impératif et des élections à court terme. Tombées de ses lèvres ou de sa plume, même sur le ton de la confidence, de telles professions de foi ne pouvaient rester ignorées du public. Et pourtant l’indiscret, mais sagace politique, sentait fort bien lui-même qu’elles « devaient révolter beaucoup de braves gens » en Virginie, et nuire aux deux seuls projets qu’il eut vraiment à cœur, aux deux mesures qu’il regardait comme les ancres de salut de la république,