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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/177

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milier, de l’ironie, voire de l’enjouement et de la gaieté, et il s’est tiré victorieusement de cette épreuve.

La nature particulière du respect de M. Quinet pour les idées lui rendait cette entreprise particulièrement périlleuse ; mais elle serait hardie pour tout autre écrivain que lui. Chose remarquable, il est très difficile à l’homme d’être familier avec les idées. Il lui est plus aisé de les maltraiter et de les brutaliser que d’entrer dans leur intimité. Rien, paraît-il, n’est difficile à l’intelligence comme de garder une juste mesure entre l’adoration religieuse et l’obséquiosité servile ou le laisser-aller brutal. Il exista autrefois un peuple possesseur de dons admirablement équilibrés, qui connut et appliqua cette juste mesure avec un bon goût qui n’a pas été surpassé et un abandon inimitable ; mais depuis les Grecs il y a eu peu d’exemples, dans le monde intellectuel, de cette familiarité aristocratique grâce à laquelle l’esprit peut converser avec les idées librement, parce qu’il se sent de même race qu’elles, et respectueusement parce qu’il respecte en elles sa propre noblesse. Presque nulle part dans nos temps modernes on n’aperçoit de traces de cette courtoisie noble et de cette politesse sans gaucherie d’aucune sorte que possédèrent les seuls Athéniens. Je me demande souvent en lisant les écrivains modernes, même les plus grands, quel air peuvent avoir les déesses de l’intelligence, Euterpe ou Polymnie, quand elles écoutent certains discours où, sous prétexte d’expliquer leur beauté et leur grandeur à la foule, l’auteur les tutoie grossièrement et les rudoie avec une tendresse malséante. Si l’on veut savoir à quel point cette familiarité est difficile, il faut prendre les écrits de l’homme qui dans les temps modernes a eu le plus grand respect pour les idées, et qui a pu à bon droit se vanter d’avoir le plus vécu dans leur commerce intime : Gœthe. Quoi qu’il ait fait, il a réussi plutôt à nous montrer qu’il était reçu et admis dans leur compagnie qu’à nous donner une excellente opinion du ton qu’il apportait dans cette société divine. Ouvrez son Wilhelm Meister, un des livres les plus dignes d’être médités : si vous y regardez bien, il vous laissera une impression choquante. Il y a une sorte de cynisme dominateur, une sorte de brutalité triomphante, comparable à celle de l’amant qui est sûr d’être aimé quand même, dans la manière dont Gœthe traite les idées. Malgré tout son orgueil, et peut-être à cause de cet orgueil même, il les a humiliées et abaissées. Pour leur donner un aspect familier, il les a revêtues d’un costume de trivialités. Dans quelle singulière société ne les a-t-il pas forcées de vivre, et quelles étranges expériences ne leur a-t-il pas fait traverser ? Il les a mêlées à des comédiens ambulans, à de jeunes bourgeois enthousiastes tout frais échappés du comptoir paternel, à des musiciens de grand chemin, à des fu-