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mineuse. Il y a des esprits que l’étude de l’histoire rend moroses et sceptiques, auxquels elle ne verse que le désespoir, et je le conçois sans peine, car elle est la plus décevante des fantasmagories pour ceux qui ne sont pas assez sages ou assez bons logiciens pour conclure de la présence de ces ombres visibles à l’existence de réalités invisibles. Dans la vie générale de l’humanité comme dans la vie particulière de chaque individu, l’effort trahit toujours la volonté, le mot trahit toujours la pensée, et l’exécution trahit toujours le désir. L’histoire telle que nous la connaissons n’est donc jamais que la réalisation incomplète, maladroite, tronquée, d’un plan idéal dont l’esprit est obligé de confier l’accomplissement à des organes imparfaits, sujets aux défaillances et aux maladresses ; ouvriers laborieux, mais qui trop souvent ont l’ouïe dure, la parole obscure et hésitante, l’entendement obtus.

Tous ceux qui ont pensé et rêvé ont senti sans trop d’efforts la présence d’un élément idéal dans l’histoire, mais personne ne s’est avisé jusqu’à présent de déterminer nettement la nature de cet élément idéal, l’importance du rôle qu’il remplit, et surtout de déterminer ses différens degrés et ce que j’appellerai d’un seul mot la hiérarchie de ses hypostases. Les uns ont fait cet idéal trop mesquin, et les autres trop large, faute de connaître cette hiérarchie ; presque tous ont pris pour l’idéal de l’histoire ce qui n’était qu’un des degrés de cet idéal. Il y a trois hypostases bien distinctes dans l’idéal historique. Il y a d’abord l’idéal qui se présente comme un résultat à posteriori, et qui se dégage de la masse confuse des événemens, des passions en lutte, des caractères, des vicissitudes de la vie, de la couleur des temps et des lieux ; celui-là, qui est connu de tous les artistes, et qui est comme l’âme chamelle de l’histoire, n’est que le premier degré de cette hiérarchie, et ne mérite que le nom d’idéal empirique, parce que, loin de précéder les faits et de les dépasser, il est au contraire engendré par eux et n’est qu’un résultat poétique de leur existence. À l’autre extrémité de l’échelle, il y a un idéal tout opposé au premier, morne, éternel, immuable, en qui viennent s’éteindre tous les bruits de la vie, en qui toutes les différences sont ramenées à l’unité et toutes les contingences à l’absolu, pour qui l’harmonie même est une discordance, qui résume toutes choses en une seule loi, en une seule idée, en une seule fin, qui supprime le temps, et pour qui la durée de la race humaine consiste tout entière en deux points quasi-mathémathiques : le point de départ et le point d’arrivée. C’est l’idéal philosophique, celui qui contient l’explication de la destinée dernière de l’humanité et de cette loi d’attraction qui, entraînant incessamment la race humaine vers des régions toujours plus étendues du temps et de l’espace, la rap-