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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/182

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prochant de plus en plus de son centre éternel, l’amène à s’abolir progressivement en quelque sorte, à supprimer de plus en plus son histoire, à la transformer en une généralisation voisine de l’unité. Mais entre ces deux hypostases dont quelque poète amoureux des symboles, comme Gœthe ou M. Quinet, personnifierait l’une sous la forme d’un génie protéen, tour à tour sylphe gracieux, gnome lugubre ou lutin fantasque, et l’autre sous la forme de Saturne dévorant ses propres enfans et ceux des divinités inférieures, il y a un degré intermédiaire, et c’est cet intermédiaire qui constitue l’histoire idéale, cause et substance de l’histoire réelle. Cette hypostase intermédiaire n’est point immobile et solitaire comme l’idéal philosophique ; elle se déploie à mesure que le temps marche, découvrant progressivement l’enchaînement indéfini des figures qui forment le plan divin. À mesure que le plan se déroule et découvre les figures de sa géométrie divine, les hommes essaient de l’exécuter. Il y a donc une histoire idéale qui se développe parallèlement à l’histoire réelle, et qui lui est aussi supérieure que l’âme est supérieure au corps et l’esprit à la matière. Pour peu qu’on suive avec attention le parallélisme de ces deux ordres de faits, on sera surpris de voir combien l’histoire idéale est plus vraie, plus belle, plus lumineuse que l’histoire réelle, combien est prolongée la première de ces deux lignes en comparaison de la seconde, et combien imparfaitement le plan divin a été toujours exécuté. L’histoire réelle n’est plus alors qu’une série de déceptions, car on peut mesurer nettement la distance qui sépare l’exécution de la conception, et l’acte de la pensée. Là où l’histoire idéale proposera l’édification de la cité de Dieu sur la terre, l’histoire réelle répondra par la hiérarchie catholique ; au lieu de la réformation de l’église, nous aurons le protestantisme ; au lieu du règne de la justice, la révolution française. Lorsque l’âme, blessée de tendresse et toute soupirante d’amour, se racontera les joies du paradis et la perfection des saints, elle rencontrera ce sabbat fantasque, plein de terreurs, aux contrastes grimaçans, impies, hardis et équivoques, qui s’appelle le moyen âge. Et lorsque épuisée et haletante elle rêvera un printemps nouveau, elle obtiendra cette saison bourbeuse, boueuse et cependant radieuse, cette saison mélangée de soleil et de pluie qui s’appelle la renaissance. Quand on étudie l’histoire avec la préoccupation d’un ordre de faits supérieurs qui se développe parallèlement à l’ordre de faits qu’elle raconte, on n’est plus tenté de s’étonner de ces accès de découragement qui saisissent parfois les peuples, de ces périodes de sommeil dans lesquelles les nations se laissent tomber, de l’indifférence désenchantée qu’elles montrent tout à coup pour les choses qu’elles ont le plus aimées et qu’elles ont poursuivies avec le plus d’ardeur. Il semble qu’on as-