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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/183

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siste à la douleur d’un homme qui ne peut parvenir à se faire comprendre, qui demeure frappé de stupeur à la vue de l’œuvre qu’il a accomplie, et qui est obligé d’avouer qu’il n’a pas dit ce qu’il voulait dire et qu’il a fait autre chose que ce qu’il voulait faire.

Et cependant, dernière misère, de ces deux ordres de faits, il n’y en a qu’un seul qui soit enregistré dans les archives de l’humanité. Ces déceptions, ces contre-sens, ces solécismes, ont leurs annales, mais l’histoire idéale n’a pas été écrite. Pourtant cette histoire n’est pas un vain rêve : elle a été accomplie, elle a existé réellement, mais nul œil n’en a suivi avec amour les phases successives et l’enchaînement logique ; c’est tout au plus si l’on peut çà et là, dans les événemens extérieurs, surprendre quelque témoignage de son existence. Quel livre immortel ferait celui qui pourrait suivre cette histoire idéale depuis la naissance de l’âme, et raconter ces splendeurs royales dont les monarchies d’Égypte et de Perse ne sont que de pâles imitations, ces merveilles du désir et de l’amour dont les miracles des saints et les exploits des héros ne sont que la traduction malhabile, ces hardiesses de l’intelligence devant lesquelles les flèches les plus légères des cathédrales paraissent lourdes et timides ! Plus d’une fois l’âme humaine a regretté que cette histoire ne fût pas écrite, et a fait pour l’écrire les plus grands efforts. Elle a surtout ressenti ce besoin aux deux phases extrêmes de son existence, l’adolescence et la vieillesse. Jeune, elle a attaqué ce labeur avec la naïveté et l’ardeur de la passion ; vieille, elle y a porté la prudence et la lenteur de l’expérience. Dans sa première phase, elle a créé les légendes ; dans la seconde, la critique moderne. Ce qui donne en effet un prix inestimable aux légendes de tous les peuples, c’est qu’elles sont tout à la fois les seuls fragmens authentiques que nous possédions de cette histoire idéale et la revanche de l’âme humaine sur les décevantes traductions que lui donnaient de cette histoire les événemens réels. Heureusement inspirés par leur ignorance, les peuples enfans ont mieux aimé accepter des fables que les réalités misérables des faits concrets ; ils se sont en quelque sorte entêtés à repousser l’évidence, et leur glorieux entêtement les a conduits plus près de la vérité que n’auraient pu le faire une obéissance prosaïque et un consentement servile à la réalité. Les légendes sont donc plus vraies que les histoires, car elles serrent de plus près et traduisent plus exactement l’idéal invisible que les faits réels, qui n’en suivent les évolutions que de loin et d’un pas traînard. Cette crédulité des peuples enfans, qui a fait si longtemps sourire, n’est donc en réalité qu’un instinct obscur et puissant du vrai, qu’un sentiment quasi filial, fort comme tous les sentimens naturels que l’analyse ne peut atteindre et que le raisonnement ne peut affaiblir, l’élan d’un