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et ouvre-t-il des routes si fécondes à l’esprit d’invention ? Il n’y a qu’un malheur c’est que, dépouillé de ses oripeaux équivoques et réduit à sa plus simple expression, le réalisme n’est rien ; il est vieux comme le soleil, vieux comme l’esprit humain, ou il n’est qu’un non-sens, une corruption de l’art. Dans sa véritable et juste acception, il est de tous les temps et de toutes les littératures. Tous les conteurs, tous ces historiens familiers de la vie, qui ont entrepris successivement de représenter par l’imagination la nature, les mœurs et les caractères, étaient-ils dénués du sentiment de la réalité des choses ? Cette réalité, ils la peignaient sous mille formes, émouvantes ou ironiques, avec son mélange de passions, de vices et de ridicules. Ils ont observé la vie de haut, et ils l’ont représentée d’autant plus vraie qu’ils ont su choisir et combiner les élémens de leurs tableaux, que dans la profusion de leurs peintures ils ont laissé apparaître les traits essentiels et permanens. Au-delà de cette frontière naturelle fixée par les intelligences les plus vigoureuses, le réalisme, transformé en système, pratiqué comme il l’est aujourd’hui, est une puérilité prétentieuse et une altération de l’art. C’est la substitution d’un calque servile à l’interprétation libre et féconde de l’imagination, c’est le culte du détail mis à la place de l’étude large et supérieure des phénomènes caractéristiques du monde moral ; c’est l’anéantissement des facultés créatrices de l’esprit dans un travail patient, tyrannique et stérile d’imitation. Et dans cette émulation singulière d’exactitude photographique, où s’arrêtera-t-on ? Il faudra aller jusqu’aux dernières limites de la vulgarité la plus crue ou la plus banale. On ne remarque pas que tout ce qui existe en ce monde et dans la nature n’a point un intérêt égal. On ne voit pas surtout que la beauté, la vérité, tout ce qui charme, tout ce qui émeut dans une œuvre littéraire ou dans un tableau, tient moins à l’exactitude d’une reproduction judaïque qu’à un juste rapport des choses, à un ensemble de traits fondus et combinés par un art intelligent. Si votre œuvre n’est qu’une transcription obstinée et minutieuse, vous n’égalerez jamais la nature ; si cette fidélité matérielle d’imitation est l’unique objet, l’unique mérite du roman, ce n’est que la vieille théorie de l’art pour l’art compliquée d’un goût inquiétant pour tous les spectacles vulgaires de la vie.

Un des sectateurs de M. Champfleury, — puisque M Champfleury a des sectateurs et des panégyristes, — lui attribue un mérite exceptionnel, celui d’exceller à saisir la couleur particulière que donnent aux passions et aux instincts l’habit bourgeois et la soutane du prêtre, les crânes dénudés et la perruque des vieillards, les extrémités languissantes de la province et le centre actif de Paris avec le prisme de la vie artistique. C’est là justement le caractère du roman réaliste : la couleur particulière voile l’essence humaine. L’homme disparaît, vous avez devant vous tout un monde confus, bariolé et tourbillonnant, de personnages excentriques plus reconnaissables à leur habit, à leur visage systématiquement accentué par le peintre, à leur geste et à leur langage, qu’à l’originalité vivante de leur nature morale. Ils ont existé peut-être, et cependant ils ne sont pas vrais de cette vérité humaine qui donne à une œuvre droit de cité parmi les créations de l’esprit. C’est peut-être une galerie de types excentriques ce n’est point le roman dans sa large et sérieuse acception. Les Amis de la Nature ne sont qu’un chapitre de plus dans l’histoire du réalisme contemporain. L’auteur, M. Champfleury,