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au lieu de contempler le vrai monde et l’être humain, qui l’anime, il s’est jeté dans la peinture des mondes spéciaux et des demi-mondes. De là vient ce qu’ont d’artificiel ou d’équivoque tant de romans contemporains. C’est ce qui explique aussi ce phénomène étrange de succès, qui retentissent bruyamment dans centaines sphères, et que le reste du public ne peut comprendre quelquefois. — Vérité saisissante ! disent les uns. — Débauche d’esprit, fantaisie ou mensonge ! disent les autres., — Tous ont raison, car les œuvres autour desquelles se fait ce bruit éphémère ne peignent réellement qu’une partie de la société contemporaine, de cette société où, à défaut de classes, il reste malgré tout des régions différentes, dont chacune a ses goûts, ses manières d’être et sa physionomie. Ce qui est vrai pour l’une de ces régions ne l’es pas pour l’autre, ou n’a que ce degré de vérité relative et excentrique qui excite la curiosité bien plus que l’intérêt, et c’est ainsi que, descendant de sa hauteur, le roman s’est trouvé plié à une condition subalterne, échangeant les larges horizons de la vie humaine pour les petits horizons, se perdant dans la minutie des détails superficiels ou vulgaires, et appliquant à tout ce procédé de réduction qui s’appelle le réalisme.

Ce mot, de réalisme a été inventé de nos jours, où l’on a inventé tant de choses. Il s’est introduit comme une nouveauté dans le domaine des arts, et il est devenu soudainement de mot d’ordre de toute une école de peintres et de romanciers qui a reconnu Balzac pour dieu, et dont M. Champfleury, l’auteur des Amis de la Nature, est un des prophètes. Oui, vraiment, le monde se partage, à ce qu’on nous apprend, entre ceux qui ont peur de la réalité, qui craignent d’effleurer du regard, les vrais élémens de la nature humaine, et ceux que rien n’effraie, qui d’un œil tranquille et pénétrant scrutent les plus secrètes profondeurs. Il y a deux écoles : l’une est celle des esprits ordonnés, méthodiques, satisfaits, comme Dante, Virgile, Milton, habiles architectes si l’on veut, mais dont les œuvres, ont une beauté convenue, sans qu’on puisse y trouver une notion nouvelle ou en tirer une acquisition pour le cerveau, et le cœur ; l’autre école est celle des forts et des puissans, des chercheurs infatigables et des révélateurs, de Cervantes, de Molière, de Lesage, d’Hoffmann, — de Balzac… et de M. Champfleury. Une des faiblesses de M. Champfleury, qui est un homme d’observation et de talent, est de se laisser décerner, de ces rôles qui risquent de lui assigner un ridicule plus réel et aussi étrange que tous ceux qu’il décrit dans ses romans. Et pourquoi M. Chamfleury est-il arrivé à ce sommet de l’art ? Parce qu’il a fait les Bourgeois de Molinchart et les Souffrances du Professeur Delteil, les Aventures de Mademoiselle Mariette et les Amis de la Nature : œuvre étonnante du XIXe siècle, épopée merveilleuse de comique saisissant et de force observatrice ! Par exemple, le style laisse quelque peu à désirer ; mais c’est l’inégalité d’une nature concentrée dans la création, et d’ailleurs c’est inséparable du genre réaliste. M. Champfleury mériterait d’avoir d’autres amis, car enfin il réussit quelquefois, quand il oublie qu’il a un système, quand il se laisse aller simplement à son inspiration, et ce n’est pas une raison, parce qu’on raconte les aventures de M. Gorenflot ou de M. Boisdhyver, pour mépriser complètement les aventures de Françoise de Rimini, pour ranger Dante parmi les satisfaits.

Le réalisme par lui-même d’ailleurs est-il donc une si surprenante nouveauté,