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qui résultent de la science harmonique des sons simultanés, parce que le genre d’intervalles qui entraient dans la composition de leurs tétracordes la rendaient impraticable.

Quoi qu’il en soit de ces questions épineuses, qui seront résolues le jour où les faits qui constatent la variété des échelles auront pu être mieux étudiés, nous sommes disposé à ne voir dans ces gammes multiples et bizarres que des formules mélodiques qui se transmettent par la tradition orale, des espèces de dialectes qui précèdent la formation de la langue générale, qui est notre gamme européenne. Cette langue générale une fois existante, les dialectes qui ont servi à la former disparaissent, et leurs variétés d’accens sont absorbées dans l’unité savante de l’art, c’est-à-dire que l’unité de l’octave se substitue aux différens intervalles qui la divisent chez les Arabes, les Persans, les Indiens, les Chinois. On pourrait ainsi appliquer aux différens modes que possédaient les anciens Grecs, et aux gammes accidentées des peuples de l’Orient, ces belles considérations de M. Renan, dans son Histoire des Langues sémitiques ; sur la multiplicité des dialectes primitifs avant la formation de la langue générale : « Il semble, au premier abord, que rien n’est plus naturel que de placer l’unité en tête des diversités, et de se représenter la variété dialectique comme sortie d’un type unique et primitif ; mais des doutes graves s’élèvent quand on voit les langues se morceler, avec l’état sauvage et barbare, de village en village, je dirai presque de famille en famille. Le Caucase et l’Abyssinie par exemple présentent, sur un petit espace, une immense quantité de langues entièrement distinctes. La nature et la variété des dialectes de l’Amérique frappèrent d’étonnement M. de Humboldt… Les langues qu’on peut appeler primitives sont riches, parce qu’elles sont sans limites. L’œuvre de la réflexion, loin d’ajouter à cette surabondance, sera toute négative !… »

Tel nous paraît être aussi le principe de développement historique qui explique l’existence d’une grande variété de séries sonores, de formulés mélodiques, qui peuvent entrer dans l’unité naturelle de l’octave, variété qui ne peut pas être infinie, et qui dès lors suppose une loi qui préside à la perceptibilité de l’organe auditif. Quelle est cette loi ? Ni la science, ni l’histoire ne l’ont encore bien définie. Ce qui est certain, c’est que l’harmonie des sons simultanés n’est possible qu’avec notre gamme européenne, et que la large tonalité qui résulte du contact et de la fusion de ces deux élémens fécondés par le rhythme exclut les nombreuses échelles primitives, qui ne peuvent se maintenir que sous la forme de série mélodique. C’est là le résultat des progrès de l’art et de la marche de l’esprit humain, qui en toutes choses vise à la simplification des procédés, à l’élimination des variétés, comme dit M. Renan, au profit de l’unité savante qu’exige la civilisation. C’est par la science de l’harmonie, par les artifices de la modulation, que l’art retrouve parfois le vague, l’indéfini, et la variété des tonalités primitives. Tel nous paraît être un des caractères de l’œuvre de Chopin, de Mendelssohn, et d’autres compositeurs modernes. Ces idées, que nous ne faisons qu’effleurer aujourd’hui, seront un jour l’objet d’une étude développée.


P. SCUDO.


V. DE MARS.