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Un Anglais de mes amis, grand statisticien, calcula que, durant les dix minutes que nous avions passées devant ces machines, la mort d’une douzaine d’hommes en temps de guerre aurait été signée, et il comptait seulement une balle mortelle sur cinq cents ! La même activité, avec encore plus de précision et de délicatesse, se retrouve dans une autre famille d’instrumens : je parle des automates qui coupent les capsules. Animées d’une sorte d’appétit pour le cuivre, ces dernières machines mordent à l’emporte-pièce ; les fines plaques de métal qu’on leur sert et les déchirent avec une avidité incroyable. Non contentes de couper, elles donnent une forme parfaite au morceau qu’elles ont enlevé. L’une de ces machines (elle porte le nom de l’inventeur, John Abraham), petite, mais douée d’une énergie extraordinaire, fait à elle seule quatorze cents capsules par minute, plus d’un million par jour[1].

Les cartouches, ou du moins le gros papier qui leur sert d’enveloppe, se fabriquent également au moyen d’un, procédé ingénieux. Il y a dans le paper manufactory un instrument en bois armé de doigts, et chacun de ces doigts est pour ainsi dire ganté d’un feutre de laine. On plonge l’instrument dans les cuves, où la pâte du papier s’attache autour du gant, prenant ainsi une forme circulaire, avec une seule ouverture à l’un des deux bouts pour recevoir la poudre. La cartouche est faite, il ne reste plus qu’à la remplir : c’est le travail des enfans. Je me trouvai dans une salle qui ressemblait à une école, et où cinq cents garçons de dix à douze ans étaient assis sur des bancs le long d’immenses tables. Pour stimuler le zèle et l’activité de cette jeunesse, on place devant chaque petit ouvrier le chiffre des cartouches qu’il a remplies durant la dernière semaine. Quoique cette branche de travail manuel n’ait rien du merveilleux des machines, elle intéresse le moraliste. Toutes ces jeunes mains occupées se trouvent en partie soustraites aux tentations du besoin, Il n’y a point de fléaux sans compensation : si la guerre fait des veuves et des orphelins, elle donne du moins du travail à des adolescens qui sans cela iraient peut-être chercher sur les grands chemins le pain amer de l’aumône.

Il y a dans l’arsenal un endroit retiré, séparé du reste des travaux

  1. L’inventeur de ces capsules et de la platine destinée à les recevoir dans les armes a feu, percussion lock, est le révérend docteur A. Forsyth, pasteur protestant de Belhelvil, près d’Aberdeen. Je ferai remarquer en passant qu’un grand nombre de découvertes qui ont fait révolution dans l’art de la guerre ont été introduites (et après tout ce sont des bienfaits à un certain point de vue) par des ministres de paix. Le révérend Forsyth avait demandé pour récompense le prix de la poudre à canon que le gouvernement anglais épargnerait durant deux années en adoptant le nouveau système. On avait accepté cette proposition ; mais un changement de ministère fit perdre de vue l’exécution de la promesse. Le révérend Forsyth obtint, non sans peine, de rentrer dans ses déboursés, et retourna dans son presbytère, un peu triste et désenchanté.