Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/402

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est une compagne incommode à coup sûr, et que je n’aurais pas choisie, mais contre laquelle je ne saurais intenter une action en divorce. Nous tâcherons de faire bon ménage. »

Telle est l’objection. Dans le même ordre d’idées, la réponse du romancier est bien simple et pourrait être assez concluante. « Vos reproches, dira-t-il, sont plus ou moins fondés ; mais sans approfondir ceci, sachons d’abord, et avant tout, s’il a dépendu de moi de naître à une autre époque, de respirer une autre atmosphère, d’assister à d’autres spectacles, d’entendre d’autres paroles, de me former sur d’autres modèles et d’après d’autres enseignement. Mon intelligence, mes idées sont purement contingentes, comme ma vie elle-même ; je n’en suis pour ainsi dire, pas responsable : prenez-moi pour ce que je suis, et ma mission pour ce qu’elle est. Ai-je manqué à cette mission ? Suis-je un écho infidèle, un miroir menteur ? Reconnaissez-vous, oui ou non, dans les tableaux que je vous présente, des figures qui vous sont familières, des groupes que vous avez vus tantôt se former, tantôt se dissoudre sur la route où vous avez marché en même temps que moi ? Ai-je surfait le bien, exagéré le mal ? Ai-je abaissé ce qui a pu me sembler grand, exalté ce qui devait me paraître infime ? Puis, en fin de compte, observant, étudiant et révélant à elle-même la société contemporaine telle que vingt siècles nous l’ont léguée, ai-je trahi la cause de son avenir ? Ai-je méconnu les principes sacrés dont le maintien est la condition de son développement ? Le sang-froid que vous m’imputez à crime, c’est celui de mon temps. Ce tempérament curieux et calme, c’est celui de mes lecteurs. C’est à eux que je m’adresse, non à d’autres ; c’est d’eux que je veux être compris, et, s’il se peut, approuvé. M’écouteraient-ils seulement si je n’étais pas en rapport exact avec eux ? Puis-je, en dépit d’eux-mêmes, les transporter à des hauteurs où le plus grand nombre ne veut pas monter, n’y trouvant pas d’air respirable ?… » Ainsi parlera le romancier, et si nous n’avons d’ailleurs, comme aujourd’hui, aucun motif de suspecter sa sincérité, son bon vouloir ou la droiture de ses intentions, le blâme risque fort d’expirer sur nos lèvres.

Gardons-le donc, ce blâme, pour en flétrir les inspirations licencieuses qui, dans nos jours d’épreuve, viennent mêler leur venin glacé à tant d’autres influences énervantes et dissolvantes. Gardons-le pour ces apôtres de la sensualité divinisée, auxiliaires naturels du machiavélisme politique, et sachons ne pas confondre avec eux, avec ces corrupteurs, l’honnête et loyal chercheur de vérités, si loin que l’entraînent ses instincts et ses théories.


E.-D. FORGUES.