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fort estimés des premiers temps de la colonisation. Ce dernier, homme de savoir et d’esprit, à la fois prêtre, ingénieur, architecte » agriculteur, devançait son temps avec une singulière hardiesse. « J’écrivis, dit-il dans son Voyage aux Antilles, au supérieur de notre mission de la Guadeloupe, qui avait scrupule de se servir d’un luthérien, nommé Corneille, natif d’Hambourg, de me renvoyer bien vite à la Martinique, parce qu’il m’était indifférent que le sucre qu’il me ferait fût luthérien ou catholique, pourvu qu’il fût bien blanc. » Si vive fut l’impression laissée aux Antilles par ce célèbre dominicain, que lorsqu’une lumière, portée la nuit par quelque main invisible, semble voltiger sur les mornes qui entourent Fort-de-France, la croyance populaire y voit l’ombre du père Labat arpentant, à pas de géant, les rivages qu’il couvrit de forts en même temps que d’églises, d’écoles et de plantations. La mémoire des ordres religieux survit, en signes plus matériels, dans les belles et vastes propriétés qu’ils tenaient de la munificence du roi ou des habitans, et qui ont fait retour au domaine national : établissemens tout prépares pour devenir des Mettray américains.

Le tiers-état fournit aussi sa part de colons au double titre d’émigrans libres et d’engagés. Les libres émigrans étaient de toute profession : laboureurs qui échappaient à la corvée, artisans qui fuyaient les corporations, marchands munis d’une pacotille et plus encore de confiance dans leur savoir-faire, matelots avides de liberté, négocians malheureux dans la métropole, médecins, avocats, notaires en quête d’une clientèle ou d’une bonne place. Des terres voisines arrivaient des flibustiers, des corsaires pour vendre leurs prises, et des planteurs qui ne voulaient point passer avec leurs domaines sous le pouvoir des Anglais. Tout ce mouvement de voyages et de spéculations auquel la vapeur a donné depuis des proportions si étonnantes se retrouve déjà en germes fort épanouis dans ces temps d’ébranlement pacifique qui suivirent la découverte du Nouveau-Monde. La plupart de ces recrues de la bourgeoisie s’adonnèrent au commerce, à l’industrie, aux professions libérales, aux fonctions publiques, et préparèrent dans les villes l’avènement de la démocratie.

Les campagnes recevaient les engagés à temps, qui étaient au XVIIe siècle exactement ce que sont aujourd’hui les engagés indiens et chinois ; le nom a survécu comme la chose, avec une simple différence géographique. Des armateurs entreprenaient le recrutement des travailleurs pour les colonies ; c’était une industrie courante à Dieppe, au Havre, à Saint-Malo, qui trouvait sur place des domestiques, des paysans, même des fils de famille disposés à louer pour trois ans leurs services (plus tard l’engagement fut réduit à dix-huit mois), à la seule condition du transport gratuit et d’un salaire annuel