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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/518

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Que me veut-il, et qu’est-ce que ce M. de Clouts ? — C’est le magistrat, chef de la police. — Eh ! mon Dieu ! je ne veux point qu’il se donne la peine de venir me chercher, c’est à moi de le prévenir ; j’irai me présenter chez lui un peu avant six heures. — J’y allai en effet. Après avoir attendu quelques minutes dans un salon, je vis entrer M. de Clouts à demi habillé, mais encore en robe de chambre de bazin piqué fort propre. C’était un grand et gros homme, à figure pleine, blanche et un peu lourde, comme il m’a semblé qu’on en trouvait beaucoup en Suisse. Son abord fut ouvert et poli. Sur la demande que je lui fis des raisons qui me procuraient l’honneur de le voir, il me dit que mon passeport français était irrégulier, puisqu’il ne contenait pas mon signalement, et que c’était ce qui avait d’abord fixé son attention. J’avais avec moi ce passeport, je le tirai de ma poche et le déployai ; il le prit. — Passons, dit-il, sur l’âge et sur la taille ; il n’y a pas non plus un mot du reste. Je vois bien que vous avez un front, des sourcils, des yeux, un nez, une bouche ; mais comment, de quelle couleur et de quelle forme sont-ils ? On ne m’en dit rien, en sorte qu’un Français qui aurait le front bas, les sourcils épais, les yeux noirs, le nez court, la bouche petite, pourrait voyager sous votre nom avec ce passeport. — Il avait raison : dans la colonne intitulée signalement, ces mots n’étaient suivis d’aucune épithète. Je n’y avais pas pris garde, le ministre de la police non plus. Tout se faisait dans ses bureaux avec cette légèreté. Il est vrai aussi qu’en Suisse, où l’on faisait tant les difficiles, où ce passeport avait été visé tant de fois, personne encore n’avait fait cette observation. — Mais, reprit M. de Clouts, j’ai d’autres choses à vous dire, et il faut pour cela que nous soyons chez vous. Je vous prie donc d’y retourner. J’y serai cinq ou six minutes après vous.

En revenant à l’auberge, je ne cherchai pas longtemps ce qu’il pouvait avoir à me dire : il était clair qu’il voulait visiter mes papiers. J’étais à cet égard dans une sécurité singulière, ou plutôt dans un incroyable aveuglement. Je n’avais dans mon portefeuille ni notes, ni mémoire, ni quoi que ce fût qui regardât les affaires de la Suisse, et dès lors j’étais persuadé qu’en Suisse, quand même on le visiterait, ce qui dans un pays neutre me paraissait fort, cela ne pouvait avoir aucun inconvénient pour moi. J’y avais le brouillon de mon mémoire sur les affaires de la France, il n’y était pas dit un mot de la Suisse ; aucun Suisse n’avait donc rien à y voir. Cela s’était ainsi logé dans ma tête. Quos vult perdere Jupiter demental. Ce portefeuille ne contenait d’ailleurs que peu d’objets, tels que les matériaux d’un article sur Filangieri pour la Biographie universelle, entre autres deux lettres de Mme veuve Filangieri, qu’elle m’avait écrites de Naples pour me recommander cet article et pour me donner