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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/526

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tourdi par le vin, il avait pu oublier la langue française, qu’il n’entendait même pas parfaitement dans son bon sens. J’appelai le keller, le sommelier de la maison ; je lui expliquai mon affaire, qu’il entendit facilement, et le priai de la faire comprendre en allemand à ce petit misérable, de l’emmener avec lui, de ne le laisser se coucher que quand il l’aurait mis à la raison, et quand il lui aurait fait promettre de venir me parler le lendemain à cinq heures et demie pour partir à six. Cela fait, je me couchai et dormis fort tranquillement.

J’étais debout, selon ma coutume, à cinq heures le 17. Mon têtu de postillon fut aussi très exact, et vint à cinq heures et demie. — Eh bien ! lui dis-je, le sommelier ta fait entendre notre arrangement pour aujourd’hui ? Je te garde un jour de plus, je t’en compterai deux, et tu auras aussi double pourboire.

— Oui, me répondit-il, j’ai bien entendu, mais je n’irai pas aujourd’hui à Neuchâtel.

— Nous devions y être hier, repris-je, nous y serons ce soir, et demain tu reprendras la route de Zurich.

Il ne répondait rien, et tenait les yeux fixés sur une croisée qui était en face de lui. Je repris encore : — Est-ce que tu ne me comprends pas ? Cela reviendra au même pour ton maître et pour toi ; cette journée-ci vous sera payée double comme les autres, et je te donnerai de plus, si je suis content de toi, une pièce de cinq francs.

— Je vous remercie bien, dit-il, mais je n’irai pas aujourd’hui à Neuchâtel.

Je me fâchai, cela fut inutile ; je me radoucis, il ne s’en obstina pas moins. Je lui demandai ses raisons ; il n’en avait point d’autre que de ne pas vouloir aller à Neuchâtel. Je le mis une seconde fois aux prises avec le sommelier, qui ne réussit pas mieux que moi. Celui-ci me dit enfin que j’étais bien bon, que je n’avais qu’à le renvoyer à Zurich, et qu’il me donnerait dans un quart d’heure un postillon qui serait à mes ordres et pour Neuchâtel et, si je voulais, pour toute la Suisse. Ce parti me parut le plus sage, et je m’y arrêtai sur-le-champ. Je fis mon compte avec ce maudit enfant suisse, plus entêté qu’un vieux Breton ou qu’un Picard ; je lui donnai pour boire comme si j’eusse été content ; il prit tout sans rien dire, remit son chapeau rond sur sa tête de mule et partit. Je ne compris rien à cette répugnance invincible qu’il avait manifestée tout à coup pour Neuchâtel. Le sommelier m’assura qu’il ne la concevait pas plus que moi, soit qu’il n’en eût rien tiré, ou qu’il ne voulût pas me le dire.

On ne tarda pas à me trouver un autre postillon ; les conditions furent bientôt faites : elles sont partout les mêmes, et pourvu qu’on ait pris son parti d’être écorché par ces gens-là, on l’est toujours sans discussion et de la même manière. Six heures venaient de sonner,