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non plus à personne en Suisse le droit de m’en faire un crime. Je m’étendais ensuite sur chacune de ces raisons ; je tâchais de prévoir toutes les absurdités qu’un militaire injuste et dur, qui avait la force en main, pourrait me dire, et j’y répondais de même, sans me laisser intimider ni abattre.

Pendant mon plaidoyer, la pluie avait redoublé, la nuit était venue, et si noire qu’on n’entrevoyait aucun objet autour de soi. Je ne pouvais même voir si mon silencieux chevalier, qui ne soufflait pas, dormait. Je fis sonner ma montre ; il était plus de neuf heures. Nous roulâmes encore quelque temps ; enfin nous passâmes devant quelques maisons où il y avait de la lumière ; nous arrivions à Anet. Le chevalier ouvrit une des glaces, et, la tête sous la pluie, donna. ordre au cocher d’arrêter devant l’hôtel du commandant. Il arrêta presque aussitôt. — Vous voudrez bien, monsieur, me dit l’officier, attendre ici dans la voiture ; je vais prendre les ordres. — Il ouvrit lui-même la portière, abattit le marchepied, le releva, m’enferma très exactement dans la voiture sans dire.une parole, et me laissa dans l’admiration de son stoïcisme et de son sang-froid.

Il reparut quelques minutes après, éclairé par un soldat qui portait une lanterne et accompagné d’un autre officier à peu près du même âge. Il ordonna au cocher de conduire la voiture à l’auberge et de m’y faire descendre. Son camarade et lui suivirent lestement à pied, précédés de la lanterne et toujours sous le même déluge. J’étais à peine descendu et entré dans une salle basse qu’ils arrivèrent » — Est-ce que je n’aurai pas tout de suite mon audience de M. le commandant ? demandai-je au jeune Effinguer.

— M. le colonel a décidé, me répondit-il, qu’il n’avait pas besoin de vous voir, et il ordonne que vous vous rendiez tout de suite à Aarberg, devant M. le colonel Fuessly.

— Quoi, monsieur, est-il vraiment nécessaire que ce soit tout de suite ? Ne peut-on accorder quelques heures de repos à un homme de mon âge, sujet à des infirmités que ce temps humide aggrave encore ? Et si nous attendions ici jusqu’à la pointe du jour, le salut de la Suisse serait-il compromis ?

— Monsieur, ce sont les ordres, il faut que ce soit tout de suite. Moi, je reste ici auprès de mon oncle ; mais voilà M. le chevalier, mon camarade, qui vous accompagnera à Aarberg.

Là-dessus il tira le chevalier à part, lui parla en allemand pendant quelques minutes, et lui ayant remis, avec une recommandation qui me parut expresse, les trois paquets cachetés qu’il avait toujours tenus sous son bras, il nous salua et partit.

Je vis au premier coup d’œil que je ne perdais point au change. Mon nouveau guide m’assura dans les termes les plus polis qu’il