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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/571

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Au fond, le problème de la supériorité navale n’a qu’un terme vraiment essentiel, c’est l’argent. Depuis qu’un vaisseau de premier rang coûte 5 millions, une frégate cuirassée 6 millions, et que ces machines de guerre ne peuvent marcher qu’avec une dépense en combustible qui monte de 3 à 5,000 francs par jour, le rôle à jouer sur les mers est en raison des sommes qu’on y consacre. La richesse et le crédit d’un état y entrent pour une grande part. C’est un duel financier autant que militaire ; nous convient-il de le pousser jusqu’au bout ? Faut-il opposer millions à millions ? Faut-il donner à l’armée de mer l’équivalent, ou à peu près, de la magnifique dotation que nous donnons à l’armée de terre ? À tout vaisseau construit en Angleterre faut-il répondre par un vaisseau mis en chantier ? La question ainsi posée se résout d’elle-même. Nos ressources, si abondantes qu’elles soient, ont des limites, et ce serait un triste jeu que de les placer toutes sur les risques de la guerre. C’est bien assez que nous ayons à nous tenir sur un pied coûteux de surveillance contre les états appauvris du continent : il y aurait témérité à vouloir, à force d’argent, prétendre à l’empire de la mer contre un peuple qui, par son commerce et son industrie, met à contribution tous les pays du globe ? Sur ce point, il faut savoir se résigner et conformer ses prétentions à sa fortune. Quoi que nous puissions faire, il y aura, pour le nombre des armemens, une distance entre l’Angleterre et nous. La proportion pourra varier, elle restera ce que l’Angleterre jugera prudent et utile qu’elle soit. Elle vient de prouver que la dépense ne l’effraie pas, et que sur ce point l’opinion publique est plutôt en avant qu’en arrière du gouvernement. Dès lors la marche que nous avons a suivre est toute tracée : c’est à la qualité qu’à défaut du nombre il faut viser ; c’est par le soin des détails, l’instruction des équipages, le choix des hommes, qu’on doit essayer de rétablir les chances. S’appliquer à ce que chaque vaisseau devienne un vaisseau d’élite, où chaque fonction échoit à qui peut le mieux la remplir, voilà le but à poursuivre et le conseil que donnent les hommes expérimentés. Un officier éminent, dont les lecteurs de la Revue connaissent les travaux, M. l’amiral Jurien de La Gravière, rappelait il y a peu de temps, à propos des rencontres maritimes de 1812 entre les Anglais et les Américains, ce que peut une marine naissante, animée du désir de bien faire. Avec six frégates et quelques bricks, l’Union put tenir tête à la Grande-Bretagne, qui couvrait les mers de ses escadres, et pousser jusque dans les eaux de la Manche d’audacieuses et heureuses croisières. C’est que ces frégates et ces bricks étaient des bâtimens de choix, bien montés, bien commandés, et qui, dans leur marche supérieure, pouvaient à leur gré accepter ou refuser le combat, harceler l’ennemi, à l’occasion même forcer la main à la fortune. Nul exemple ne prouve mieux que le respect du