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pas 4 millions d’hommes, et leurs défrichemens dépassaient à peine les Alleghanys ; aujourd’hui ils ont franchi les Montagnes-Rocheuses, ils se sont établis sur les bords du Pacifique, ils comptent plus de 32 millions de citoyens. Au Canada, la population a quintuplé et refoulé les peaux-rouges aux extrémités du monde habitable. Au cap de Bonne-Espérance, les Boers, partis du 34e degré de latitude sud, se sont aujourd’hui répandus dans leurs migrations jusqu’au 18e degré. L’Inde anglaise a décuplé en superficie, et au lieu de 40 millions de sujets elle en compte maintenant 150. La Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Zélande se sont développées depuis dix ans seulement dans des proportions non moins extraordinaires. La Chine est entamée et tombe en poussière sous les coups des Européens aussi bien que sous l’influence délétère de l’anarchie. Le Japon nous provoque ; les colonnes russes sont descendues à l’est jusque sur les bords de l’Amour, et dans le sud elles donnent des inquiétudes aux garnisons anglaisés qui occupent les bords de l’Indus. La barbarie africaine est cernée de presque tous les côtés. En aucun temps, on n’a vu un pareil ensemble de conquêtes, soit que l’on compte l’étendue des territoires occupés ou le nombre des sujets auxquels la race dominante a imposé ses lois. Et qu’on le remarque bien, il n’est pas un seul point sur lequel cette race ait été repoussée ou arrêtée ; on dirait même qu’il suffit de son contact, fût-il le résultat, d’intentions bienveillantes, pour faire écrouler tout ce qu’elle touche en dehors d’elle-même. Elle a voulu ménager la Chine, et la Chine se dissout ; elle vient de faire un effort des plus énergiques, elle a dépensé des flots d’or et de sang pour soutenir la caducité de l’empire ottoman, et l’empire ottoman est plus faible que jamais.

Ce mouvement d’expansion de la race européenne sur la terre habitable ou habitée est le signe caractéristique de notre époque, et il produit des conséquences qui font croire que dans un demi-siècle d’ici le rang des puissances dans le monde sera fixé par l’importance du rôle que chacune d’elles aura joué dans ce grand ensemble. Ni rois, ni gouvernemens, ni combinaisons de la politique ou de la diplomatie ne peuvent en arrêter le développement, parce qu’il est l’expression même de la vie des peuples européens, parce qu’il est le résultat nécessaire de leurs bonnes comme de leurs mauvaises qualités, de leurs tendances les plus généreuses comme du jeu de leurs forces et de leurs besoins matériels, Sans rechercher les causes de cette situation, il doit suffire de constater qu’elle existe et qu’au nom des progrès moraux qu’ils ont réalisés chez eux, les peuples européens ne peuvent plus assister de sang-froid aux grandes injustices qui se commettent sur la terre près ou loin d’eux, que de plus la conséquence naturelle des merveilleuses applications qu’ils ont