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la religion absolue, n’excluant rien, ne déterminant rien ; ses symboles ne sont pas des dogmes arrêtés, mais des images indéfiniment extensibles. On chercherait vainement une proposition théologique dans l’Évangile. Toutes les professions de foi sont ainsi des trahisons de l’idée de Jésus, à peu près comme la scolastique du moyen âge, en proclamant Aristote le maître unique d’une science achevée, trahissait Aristote. Aristote, s’il eût assisté aux débats de l’école, eût répudié cette interprétation étroite ; il eût été pour la science progressive contre la routine, il eût pris parti pour ses contradicteurs du XVIe et du XVIIe siècle. De même, si Jésus veille encore sur les destinées de l’œuvre qu’il a fondée, il est sans contredit, non pour ceux qui prétendent le renfermer tout entier dans quelques phrases de catéchisme, mais pour ceux qui travaillent à le continuer. La gloire éternelle, dans tous les ordres de grandeurs, est d’avoir posé la pierre angulaire du progrès. Il se peut que dans la physique et dans la météorologie des temps modernes il ne se retrouve pas un mot des traités d’Aristote qui portent ces titres : Aristote n’en reste pas moins le fondateur de la science de la nature. Quelles que puissent être les transformations du dogme, Jésus restera en religion le créateur du sentiment pur ; le sermon sur la montagne ne sera pas dépassé. Remarquons même que le fait est ici peu de chose, la biographie d’intérêt secondaire ; l’idée est tout en pareille matière. Il sortirait de dessous terre un document qui montrerait que l’estime personnelle qu’on a faite de Socrate, d’Aristote et de Descartes a été exagérée, qu’ils ne sont pas les auteurs des écrits ou des doctrines qu’on leur attribue ; nous n’en resterions pas moins aristotéliciens ou cartésiens. Le nom propre n’est ici qu’une marque d’origine, dont l’exactitude n’importe qu’à l’érudit. Aucune découverte ni aucun système ne feront que nous ne nous rattachions en religion à la grande ligne intellectuelle et morale en tête de laquelle brille, à tort ou à raison, le nom de Jésus. En ce sens, nous sommes chrétiens, même quand nous nous séparons sur presque tous les points de la tradition chrétienne qui nous a précédés.

La question religieuse de l’avenir se trouve ainsi fort limitée. Aucune grande création religieuse complètement originale ne naîtra dans notre civilisation. Les tentatives dans le genre du saint-simonisme reposent sur un malentendu ; elles veulent appliquer le nom de religion à des choses qui n’ont rien de religieux, le bien-être, l’industrie. Où trouver en tout cela la part de l’abnégation, du dénouement, le sacrifice du réel à l’idéal, qui est l’essence même de la religion ? Les tentatives de l’école révolutionnaire ne sont pas moins erronées. La révolution est un fait tout profane ; son dernier mot, c’est le code civil. Si l’Amérique renferme encore assez d’ignorance et d’énergie de nature pour qu’il puisse y éclore un de ces mouvemens singuliers