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une chose d’état, elle descendra au niveau des opinions de littérature ou d’art, dont l’administration ne se soucie pas, parce qu’elle les trouve au-dessous d’elle ? Vous qui savez les conditions de la liberté, ne voyez-vous pas que vous abattez la dernière tour où elle se défend encore ? Quoi ! dans notre société démantelée, vous applaudissez à la ruine de la dernière forteresse féodale ? Vous ne songez pas que cette forteresse pourra être un jour l’unique asile des âmes qui ne voudront pas plier devant la redoutable puissance tribunitienne de l’état ! En somme, au milieu de l’universel abaissement de l’Europe, au milieu du silence créé par l’égale sujétion de tous, qui a résisté ? qui a parlé ? Le pape, les évêques. L’égalité n’est pas une protection ; le code n’est un abri pour personne. Si la vieille Rome eût eu de beaux caractères de prêtres, si la puissance pontificale, au lieu d’être absorbée par l’empereur, eût abouti à créer des évêques, le despotisme césarien eût été impossible. La liberté résulte d’un privilège ; pourquoi ne voulez-vous pas que l’église ait le sien ? » Je le veux certes, s’il m’est permis d’avoir le mien contre elle ; mais la faute de l’église n’a-t-elle pas été précisément d’en appeler plus que personne au principe de l’état pour étouffer au nom de l’unité nationale toute dissidence ? Qui plus que l’église a invoqué ce redoutable auxiliaire contre ceux qu’elle croit ses ennemis ? L’idée exagérée que la France se fait de l’état, les difficultés qu’y trouve l’établissement du régime constitutionnel, ne sont-elles pas en partie l’œuvre du catholicisme ? Cette pensée que les choses dont l’état ne s’occupe pas sont par là même des choses moins nobles n’est-elle pas le mal qu’il faut combattre, et n’est-ce pas justement la protection dont plusieurs intérêts sociaux ont besoin contre les tendances nécessairement envahissantes de l’église, qui fait une bonne partie de la force de l’état ? Qu’on laisse à l’église son organisation féodale, mais qu’alors on relève de toutes pièces le système des organisations libres ; qu’on laisse d’autres églises, d’autres associations de toute nature se former avec un droit égal : sans cela l’injustice est flagrante. Un établissement officiel de l’église peut être une condition de liberté dans les pays déjà libres ; mais un tel établissement dans les pays centralisés est au contraire une atteinte à la liberté. Loin de s’exclure, comme l’a cru un publiciste d’ailleurs si pénétrant[1], la liberté politique et la liberté de penser se supposent l’une l’autre, et s’il fallait choisir, j’avoue même que je préférerais la seconde, car on peut être un homme accompli dans un pays qui ne jouit pas de la liberté politique, et sans la liberté religieuse et philosophique on ne peut être qu’un homme fort imparfait.

  1. M. de Tocqueville.