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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/903

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peintures, chargées de toutes les couleurs du prisme, ont peut-être, au point de vue de l’art, le défaut d’être invraisemblables ; mais c’est un défaut dont s’avisent peu les ignorans et les crédules. Comme une des craintes du paysan anglais, s’il s’engage, est d’être envoyé dans les colonies, l’orateur à la langue déliée s’attache surtout à combattre ce préjugé misérable. À l’entendre, le soldat britannique est un touriste qui voyage pour son plaisir aux frais du gouvernement. Vient alors la description plus ou moins fantastique de ces terres lointaines où coulent le lait et le miel, peut-être l’ale et le wisky. Abusant du privilège de mentir qu’ont les hommes qui viennent de loin, il fait à l’usage de ses auditeurs une histoire naturelle des contrées qu’il est censé avoir vues : à l’en croire, dans tout pays où stationnent des garnisons anglaises, les plantes et les animaux n’ont qu’un souci, c’est de plaire au soldat, de le nourrir et de l’habiller. Quant aux marches dans les plaines sèches et arides de l’Inde, il n’y a point à s’en préoccuper, puisque… le soldat malade est porté dans un palanquin, comme une sultane. On peut juger par là des promesses que déroule, avec une certaine effronterie d’imagination, ce personnage à la fois fier, joyeux et bon vivant. Quelques moralistes anglais ont signalé ces leurres avec une sévérité qui les honore, et il faut applaudir à la franchise du général Codrington, disant dans la chambre des communes : « Nous séduisons les hommes pour le service à l’aide de moyens qui dégradent la profession[1]. » Je dois pourtant avertir qu’aujourd’hui les exagérations des sergens recruteurs trompent bien peu de monde. Ce que je crains au contraire, c’est l’esprit de défiance que de telles manœuvres ont semé dans les villes et les campagnes. Il est certain que, sous le toit des plus pauvres chaumières, la nouvelle que le fils aîné de la maison a été embauché par le sergent recruteur est toujours reçue avec des larmes et des sanglots. Comme, du moins au point de vue matériel, la condition du soldat anglais est meilleure que celle des ouvriers de la terre, on a lieu de s’étonner de la défaveur qui s’attache dans les classes travailleuses et rustiques au service militaire. Si les familles pauvres envisagent l’enrôlement de leurs fils comme une calamité, ne serait-ce point qu’elles craignent un piège sous les illusions et les influences qui entraînent la jeunesse au métier des armes ?

Le recrutement forme un des traits distinctifs de l’armée anglaise. Nos voisins d’outre-mer se vantent d’être les seuls qui aient trouvé le secret de lever des troupes sans recourir à l’injustice et à l’oppression. Pour nous autres Français, qui considérons ce système à travers les souvenirs de notre ancienne histoire, peut-être même, il

  1. Séance du 10 mai 1858.