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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/91

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cependant se départir assez complètement du bon sens naturel à sa race pour accepter les conséquences extrêmes des principes développés par son auteur favori. Peu lui importait que l’idée de la république une et indivisible et celle du directoire exécutif fussent des corollaires de la théorie démocratique, il les repoussait à première vue comme dangereuses et absurdes. En vain la morale de l’intérêt se donnait-elle très légitimement pour fille du matérialisme : il la rejetait comme inefficace et vaine, sans nul souci de la logique.

M. de Tracy lui-même ne parvenait pas d’ailleurs à fixer longtemps l’attention de Jefferson sur de pures théories. « Je n’aime pas, disait-il, ce qui est uniquement abstrait et sans application immédiate à quelque science utile. » Ce goût du positif se retrouve, principalement à la fin de sa vie, dans presque toutes ses appréciations littéraires. Il lisait beaucoup et de tout, mais pour le plaisir d’apprendre bien plus que pour celui d’admirer ou d’être ému. Il ne comprenait bien les œuvres d’imagination que lorsqu’elles avaient, comme la comédie, la satire ou le conte moral, un caractère instructif. Tout écrit essentiellement romanesque lui paraissait plus ou moins ridicule ou dangereux, dangereux surtout pour les femmes. Pas de romans, peu de poésie, une étude approfondie du français, « parce que le français est devenu par excellence la langue des sciences exactes, » quelques notions de dessin et de musique, de solides principes d’économie domestique, tel est le résumé des conseils qu’il adressait en 1818 à un père pour l’éducation de ses filles.

Jefferson n’avait pour lui-même aucune prétention littéraire. Il avait considérablement écrit, mais sans grand souci de la perfection et même de la correction du langage. Aller droit au fait, exprimer sa pensée naturellement et clairement, il n’avait pas d’autre règle ni d’autre besoin. Dans ses papiers d’état, dans ses notes sur la Virginie, dans ses fragmens de mémoires, dans ses anas, dans sa correspondance privée, son style est toujours simple, quelquefois très nerveux et très piquant, plus rarement élevé. En somme, il maniait fort bien la langue des sciences et des affaires.


II.

Les affaires et la part qu’il y avait prise continuaient à le préoccuper beaucoup dans sa retraite, La juste autorité dont jouissait alors la Vie de Washington, par Marshall, livre très défavorable au parti démocratique, lui donnait de l’inquiétude et de l’ennui. Sentant l’urgence d’administrer « un antidote » à l’opinion, il avait cherché à susciter un historien démocrate en la personne du poète jacobin Joël Barlow, auteur populaire d’une chanson en l’honneur de la