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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/948

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pour la chapelle de la famille de Vydt et telle que Jean l’acheva, se composait de douze pièces. C’était d’abord le grand panneau carré et les trois longs panneaux arrondis par le haut qui sont encore à Gand, formant, comme aujourd’hui, retable au-dessus de l’autel ; puis deux volets, chacun en quatre feuilles et peints, selon l’usage, en dehors aussi bien qu’en dedans. Ces volets, ou plutôt ces huit feuilles, avaient la même forme et la même surface que les quatre panneaux qu’ils devaient recouvrir : d’où il suit que lorsqu’ils étaient fermés, la superficie de peinture était encore égale à ce qu’elle est aujourd’hui, et qu’elle devenait double lorsqu’ils étaient ouverts. Ce grand retable ainsi monté, avec ses douze pièces au complet, ses volets bien fixés sur charnières, fut porté à Paris sous le premier empire et exposé dans le musée du Louvre. Qu’il n’y soit pas resté, que la guerre nous ait pris ce que nous avait donné la guerre, ce n’est pas là ce qui m’étonne ; mais au moins fallait-il qu’en le revendiquant, on mît à le garder autant d’ardeur qu’à le reprendre, et que ceux qui nous l’enlevaient se donnassent la peine de n’en pas perdre en route la moitié. Comprend-on qu’à son retour à Gand l’Agneau n’avait plus ses volets ? Qu’étaient-ils devenus ? Personne n’en prit souci, sauf un célèbre expert et marchand de tableaux qui, un beau jour, vers 1818, se trouva les avoir vendus à un Anglais, M. Solly, moyennant 100,000 francs. Jugez du flegme des Gantois ! ils laissèrent consommer le marché sans dire un mot, et quinze ou vingt ans plus tard gardèrent je crois, même silence, lorsqu’à son tour M. Solly, au prix de 410,000 francs, revendit ces volets au musée de Berlin[1].

C’est donc Berlin qui possède aujourd’hui ce que Gand s’est ainsi laissé prendre. Une fois dérobées, mieux valait à coup sûr que ces nobles reliques entrassent dans un dépôt public, à l’abri de nouveaux brocanteurs : elles ne seront, j’espère, ni vendues, ni détruites, ni même divisées ; mais si bien qu’elles soient à Berlin, c’est à Gand que je les voudrais voir. Pour un tableau moderne, le dommage est déjà grand de n’avoir pas de cadre ; il est autrement grave pour un tableau du XVe siècle de perdre ses volets. Le cadre n’est qu’un moyen d’isoler l’œuvre du peintre, les volets font corps avec elle, ils la prolongent et la développent, à peu près comme les coulisses de nos théâtres complètent les toiles de fond. Restituez ces volets, et aussitôt quelle différence ! Comme l’ardeur de cette

  1. Les deux volets ne sont pas tout entiers au musée de Berlin. Des huit panneaux dont ils se composaient, deux sont retournés à Gand, je ne sais comment. Ils représentent Adam et Eve. Ces deux figures sont cachées au public, faute d’être assez vêtues ; on les garde sous clé dans la sacristie, scrupule un peu tardif, puisqu’il n’est né qu’après plus de trois siècles. Rien n’est d’ailleurs plus chaste en général que les nudités archaïques.