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Quelle étonnante étude ! quel prodigieux rendu ! Le plus patient des Hollandais et le plus chaud des Vénitiens parviendront-ils jamais à faire ainsi luire une armure et briller l’or et les rubis ? Tout n’est-il pas vivant chez ce vieux donateur, depuis son bréviaire, ses gants et ses lunettes jusqu’aux plis, jusqu’aux rides de sa carnation fatiguée ? Le peintre de l’Agneau s’est ici surpassé lui-même dans l’art du relief, dans l’imitation des-détails de la vie. C’est bien là son chef-d’œuvre, l’effort suprême de son talent ; d’où vient donc que dans mon souvenir ce merveilleux tableau s’efface malgré moi devant une peinture plus calme et plus modeste que je vois à deux pas de là ? D’où vient que ce nom de Bruges m’apporte une autre idée que la gloire des van Eyck, que cette vieille ville me semble consacrée au culte, à la mémoire, non pas de Jean qui l’habita presque toute sa vie, que bien des fois encore on nomme Jean de Bruges, mais d’un autre homme, d’un étranger peut-être, d’un simple voyageur traversant la cité, d’un artiste mystérieux, ignoré dans l’Europe entière il y a moins de trente ans, ou connu tout au plus de cinq ou six personnes, d’un peintre dont la naissance est un problème, l’histoire une légende, et le nom lui-même une énigme ?

Pour moi, je l’appelle Hemling, tout en reconnaissant qu’il y a de savantes raisons d’adopter une autre orthographe. Est-ce une M est-ce une Il qui commence ce nom ? Les M du XVe siècle ont-elles en Flandre, comme on le dit, comme on en cite des exemples, la même forme que les H ? Il y a là tout un débat de paléographie où je ne veux pas m’engager[1] ; jusqu’à plus ample informé, je dis Hemling par habitude. Aussi bien ce n’est pas le nom, c’est l’homme, c’est son œuvre qu’il nous importe de connaître, et que j’ai hâte d’aborder.

Mais d’abord un mot sur la légende. Que l’artiste s’appelle Hemling, Memling, ou même Hemmelinck, qu’il soit de Flandre ou d’Allemagne, les tableaux qu’il a laissés à Bruges, et, tout à l’heure nous le verrons, il n’en est presque point ailleurs, ces tableaux, à l’exception d’un seul, sont tous dans un hôpital. Pourquoi ? C’est là

  1. Je pourrais cependant soumettre une objection assez sérieuse, ce me semble, à ceux qui tranchent aujourd’hui cette question alphabétique au détriment de l’H et en faveur de l’M. À les en croire, la lettre initiale de la signature du peintre, dont la forme équivoque est la cause du débat, se trouve employée comme M majuscule dans plusieurs documens anciens, notamment dans un registre indicatif des biens de l’hôpital Saint-Jean en 1466, et jamais, ajoutent-ils, cette même lettre n’est employée comme un H. Notice des Tableaux du Musée impérial, p. 151. C’est cette dernière assertion que je me permets de contester, et cela sur la foi du meilleur des témoins dans la cause, c’est-à-dire des inscriptions elles-mêmes sur lesquelles on argumente, inscriptions tracées sur les cadres des deux triptyques de Bruges, et dont personne ne conteste l’authenticité. Dans ces deux inscriptions, le mot HEMLING est précédé de ceux-ci : OPVS JOHANIS, et l’H dans le mot Johanis est identiquement de même forme que la première lettre du mot Hemling, d’où il suit que si, comme on le prétend, nous devons lire Memling, il nous faudrait par la même raison lire Jomanis, ce qui est évidemment impossible. Dira-t-on que la lettre qui est un H dans le mot Johanis devient un M dans le mot Hemling, parce que dans celui-ci elle est majuscule et que dans l’autre elle ne l’est pas ? Je demanderais alors quels sont les alphabets, morne les plus barbares, qui se permettent de telles amphibologies. Que dans un même mot la même lettre affecte deux formes différentes par la raison que l’une des deux est majuscule, cela se conçoit ; mais que cette majuscule devienne dans un mot voisin une tout autre lettre, c’est quelque chose de si étrange qu’il faudrait, pour y croire, des preuves qu’on ne donne pas. Ce qui est certain au contraire malgré l’assertion déjà citée plus haut, c’est que la lettre initiale du mot Hemling, telle qu’elle est figurée dans les deux inscriptions de Bruges, était au XVe siècle employée comme un H, témoin le mot Johanis.