les Pays-Bas ne sont pas au fond de la mer ; mais avant qu’un heureux hasard nous cause encore même surprise, il pourra se passer du temps. Jusque-là votre unique ressource pour étudier ce maître merveilleux, ce fondateur d’un style qui par malheur s’est éteint avec lui, c’est un tableau, un seul, et qui n’est pas public. N’avais-je pas raison de dire en commençant que sans aller en Flandre on ne peut pas connaître les Flamands primitifs ?
Et ce n’est pas seulement pour ces grandes figures, pour Hemling et pour les van Eyck, qu’il faut plus d’une fois visiter Bruges et Gand ; sans descendre jusqu’à la foule, jusqu’aux derniers étages de l’archaïsme du nord, il est en Flandre, au XVe siècle et dans les commencemens du XVIe, quelques hommes de premier ordre dont on se fait la plus mesquine idée tant qu’on n’a pas, dans, leur pays, vécu quelque temps avec eux. Je ne parle pas de Lucas de Leyden, ce génie tombé dans sa fleur, qui eut à peine le temps de peindre, dont les tableaux authentiques sont introuvables même dans sa patrie, et qui ne fonde vraiment sa gloire que sur ses immortelles gravures, ce qui donne à tous les pays un droit égal à le connaître ; mais Rogier van der Weyden, ce successeur de Jean van Eyck, comment comprendre le crédit, l’immense renommée dont il jouissait au XVe siècle, sans avoir vu au musée d’Anvers l’admirable triptyque légué par M. Ertborn ? J’en dis autant de Quintin Matsys. Ce forgeron devenu peintre, dont en Europe on ne connaît qu’un seul tableau, toujours le même, cet éternel peseur d’or à la figure grimaçante, le voilà à Anvers, dans ce triptyque immense, aussi fécond, aussi hardi, aussi souple que les plus grands maîtres, et sur le volet de gauche, ce jeune page qui verse à boire à la table d’Hérode, il faut, pour l’avoir créé, être à la fois Rubens et Jean y an Eyck. On ne perd donc pas sa peine à parcourir ainsi les Flandres à la recherche des vieux maîtres flamands ; mais gardez-vous d’aller trop loin dans le XVIe siècle, n’en passez pas le seuil au-delà de la vingtième année ; vous ne trouveriez plus que des flamands bâtards, de faux italiens, des singes de Raphaël, lourds, pesans, sans esprit : les Bernard van Orley, les Mabuse, les Coxcie, les Floris, les Martin de Vos, je n’en finirais pas si je les nommais tous ; la Belgique en est inondée. Ils sont pleins détalent sans doute, mais dans les arts la bâtardise est le pire de tous les péchés. Ces soi-disant flamands, on les connaît assez sans sortir, de chez sol ; je plaindrais ceux qui pousseraient la conscience jusqu’à voyager pour eux. Aussi, quand nous reprendrons cette étude, nous franchirons le XVIe siècle, et passerons de plein saut à cette grande époque qui voit éclore l’art hollandais, et l’art flamand reprendre sa sève originale.
LOUIS VITET.