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retenu de cet art du comédien que les plus grands poètes ont connu et pratiqué dans une certaine mesure, et n’en a rien porté dans sa poésie. Elle ne sut jamais utiliser ses larmes au profit de sa gloire, et personne plus qu’elle n’a ignoré la science des effets et les jeux de scène. Elle est poète et non artiste, ce qui veut dire que chez elle le sentiment dépasse de beaucoup l’expression. Elle nous offre le spectacle d’une âme toute nue, sans aucun ornement, d’une âme véritablement indigente. Ne prenez pas ce mot d’indigence en mauvaise part : il signifie que Mme Valmore est riche seulement d’elle-même, riche de sa tendresse, de son amour, du trésor de ses malheurs, et que tout ce qu’elle possède lui vient de Dieu et de la nature. C’est une âme orpheline, déclassée; elle n’a pas de gras patrimoine intellectuel, de riches fermes philosophiques, de glorieuse lignée d’ancêtres : c’est un poète réduit à gagner sa poésie à la fatigue de son cœur. Oh ! que nous aimons mieux cette indigence que le faux luxe dont elle aurait pu s’entourer et les haillons dorés dont elle aurait pu couvrir sa nudité ! Mais cette indigence trahit sa volonté, l’empêche de se faire connaître et de révéler toute sa valeur. On sent que les instrumens manquent à cette âme musicale. Elle s’exprime comme elle peut, et avec les mots que lui présente sa mémoire peu chargée. Tantôt un sentiment d’une violence extrême est traduit, — contraste pénible, — en termes languissans ; tantôt un mouvement que toutes les forces soulevées de la vie se sont réunies pour produire s’exprime en termes incolores et presque abstraits. D’autres fois la passion se vieillit elle-même en s’ornant des vieilles fleurs fanées d’un langage suranné, depuis longtemps hors d’usage, ramassées chez des poètes artificiels et corrompus : vieilles allégories mythologiques, vieux amours, vieux flambeaux d’hyménée tirés des œuvres érotiques de la fin du dernier siècle. Cette femme ingénue et simple a la coquetterie malheureuse et maladroite, et ne sait pas rajeunir les vieux moyens de séduction qui pourraient la faire valoir; mais la beauté qui lui est propre, étant inhérente à sa personne même, ne peut être effacée par quelques parures passées de mode ou par quelques ornemens mal choisis. Il y a des femmes qu’il ne faut voir que sous une certaine lumière, à certaines heures du soir ; vues ainsi, elles éclipsent toutes les autres femmes qui les entourent, mais pour une minute seulement. De même il y a des poètes qu’il ne faut goûter que dans certaines œuvres, parce que dans ces œuvres ils égalent les plus grands; si vous les ouvrez indifféremment et au hasard, le charme est rompu, et vous n’avez plus sous les yeux qu’un poète d’un ordre inférieur. Il n’en est pas ainsi de Mme Desbordes-Valmore : de même que le poète qui est en elle éclate en dépit de l’indigence de son langage, il se révèle sous quelque lumière que