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Neulise surprenait souvent les yeux de M. de Savines, qui allaient de la musicienne à Marie, et qui finissaient par s’arrêter avec une complaisance plus douce sur la silencieuse personne retirée au coin de la fenêtre. Le cœur de Marthe se gonflait alors ; mais, précipitant le vol de ses mains : — Ce qu’il faut, il le faut ! pensait-elle. — Ce travail qu’elle avait prévu se poursuivait : la comparaison se faisait au désavantage de Marthe ; mais il fallait que l’œuvre de l’immolation fût poussée jusqu’au bout.

— Au moins es-tu heureuse ? disait-elle quelquefois à sa sœur en l’embrassant. Le regard que Marie lui jetait alors était sa récompense.

Un jour le pied de Marie glissa sur la bruyère à la descente d’une côte, et elle tomba sur le genou. M. de Savines poussa un cri, l’enleva dans ses bras, et la porta sur un pan de rocher couvert de mousse. Ce n’était pas Marie qui était la plus pâle. De quels regards Olivier ne l’enveloppait-il pas ! Marthe sentit sa poitrine se serrer ; elle s’appuya contre un arbre. — Ah ! malheureuse, il l’aime ! pensa-t-elle ; mais sa conscience se révolta contre ce cri de l’égoïsme. Indignée, elle s’approcha de sa sœur et voulut partager avec M. de Savines les soins qu’il lui prodiguait. — Ah ! qu’elle a été lente à venir ! se dit Olivier. Avait-elle peur de gâter sa belle robe dans les broussailles ?

Le soir même, quand l’heure de se retirer approcha, Marthe, qui sentait que le sommeil ne viendrait pas pour elle, sortit de La Grisolle. Son cœur était plein ; elle éprouvait une sorte d’accablement : c’était moins de la souffrance qu’une grande lassitude d’esprit. L’énergie naturelle de son caractère l’avait soutenue jusqu’à ce moment : le but atteint, une défaillance extrême la surprenait. Comme un explorateur hardi qui gravit avec effort une montagne escarpée, et, vainqueur du dernier obstacle, succombe au moment où ses pieds foulent la crête du rocher, Marthe faiblissait tout à coup. Ses larmes débordaient intérieurement. — On m’appelait autrefois miss Tempête, pensa-t-elle. Où est ce temps-là ?

La campagne était silencieuse. Quelques chiens veillaient dans les fermes et poussaient par intervalles de longs aboiemens. Les pas de Marthe la portèrent du côté de La Villeneuve, sans que sa volonté eût choisi cette direction de préférence à une autre. Elle ne pensait pas. Olivier et Marie lui apparaissaient confusément comme dans un rêve. Il y a dans le village vers lequel elle se dirigeait un grand arbre dont l’ombrage gigantesque couvre la place publique. Une image grossière de la Vierge a été placée dans le tronc monstrueux. Les bonnes âmes du pays y font quelquefois leurs dévotions. Le croissant aminci de la lune jetait une lumière pâle sur le vieil or-