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hommes. Quand il aurait pris à tâche d’installer la discorde elle-même entre les trônes de ses fils, il n’y pouvait mieux réussir qu’en leur donnant pour tuteurs Stilicon et Rufin. Rien de plus dissemblable en effet que ces deux personnages, fatalement rapprochés par la poursuite d’un but commun, la puissance. Le prince qui avait su en faire des instrumens utiles, en les dominant par l’ascendant de son génie, ne songea pas assez que leurs talens mêmes, leur haine mutuelle et leur autorité sans contre-poids, pouvaient amener après sa mort ou l’asservissement de ses fils, ou le bouleversement de son empire.

Le régent d’Orient, Rufin, était un Gaulois né dans la ville d’Élusa, aujourd’hui Éause, au pied des Pyrénées, sous. ce ciel aquitain qui semblait déjà souffler sur ses enfans l’esprit d’aventure et d’ambition. Monté de la plus basse à la plus haute condition par la seule force de son intelligence, à la fois audacieuse et déliée, opiniâtre et souple, libre d’ailleurs de tout scrupule de conscience, Rufin nous donne le modèle accompli de l’aventurier romain à la fin du IVe siècle. S’il fallait en croire une tradition empreinte évidemment des exagérations de la haine publique, l’échoppe d’un cordonnier misérable aurait abrité le berceau de celui qui devait dépasser les magnificences de Lucullus, et par l’immensité de ses déprédations laisser loin derrière lui la gloire infâme de Verres : quoi qu’il en soit, Rufin naquit pauvre au sein d’une famille provinciale pauvre aussi et sans nom. Un poète contemporain nous peint une furie ennemie de Rome, s’élançant, du fond de l’enfer, pour arracher le Gaulois au toit paternel et le jeter sur l’empire : cette furie, on peut le croire, c’était l’ambition fiévreuse qui tourmentait alors chaque Romain, grand ou petit, l’ardeur du gain et l’espoir d’arriver à tout sans peine dans une société perpétuellement troublée. Secouant donc un jour la pauvreté de sa famille, Rufin quitta la Gaule pour aller chercher fortune comme tant d’autres. L’instinct qui le poussait aux aventures ne l’égara pas. Ébauchée peut-être dans les écoles de l’Aquitaine, à Toulouse, à Bordeaux, où professaient des rhéteurs et des grammairiens de mérite, son éducation se fit ou s’acheva en courant. Une taille élevée et noble, un regard plein de feu, une parole abondante et facile le recommandaient à l’attention dès qu’il paraissait; mais ce qui devint surtout l’instrument de son succès, ce fut son esprit vif, spontané, abondant en saillies, une intelligence applicable à tout, un discernement parfait des hommes, de ceux-là surtout qui semblaient propres à le servir, enfin un savoir-faire qui pouvait prétendre au génie.

Nous le voyons d’abord à Milan et à Rome, dans la cité de saint Ambroise et dans celle de Symmaque, étudiant, observant avec réserve : trop prudent pour se mêler aux querelles religieuses, et peut-être indifférent au fond. Il se glisse près des deux chefs célè-