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d’être élevé tout récemment au suprême commandement de la nation. Ce fut sur lui que Rufin jeta les yeux pour en faire l’instrument de sa perfidie; il entra en pourparlers avec lui, et en même temps qu’il cherchait à gagner le Barbare à ses projets, il envoya dans l’Illyrie orientale des agens chargés de remplacer les fonctionnaires de cette province dans tous les postes de confiance. Ces agens étaient pour la plupart des hommes obscurs voués aux intérêts du préfet. Ainsi le proconsulat de l’Achaïe et la défense des Thermopyles échurent au fils du rhéteur Musonius, et la garde de l’isthme de Corinthe à un autre aventurier nommé Gérontius, non moins étranger que son collègue à l’administration et à la guerre. Rufin ayant ainsi remis les deux clés du Péloponèse et de la Thessalie entre des mains qui ouvriraient ou fermeraient la Grèce à son premier signe, il entra en négociation avec les Goths.

Ce monde barbare, entré dans la romanité, comme on disait alors, et qui, ami ou ennemi, enserrait désormais la société romaine, ce monde singulier présentait dans ses mélanges des types d’une infinie variété, depuis l’héroïque Stilicon, le Frank Mérobaude, soldat et poète, qui mérita une statue à Rome à côté de Claudien, ou le Goth Fravitta, modèle d’élégance et d’atticisme, jusqu’au brutal païen Saül et au Goth Sarus, géant féroce qu’on fut obligé de prendre au filet comme une bête fauve quand on voulut le tuer. Alaric formait un type intermédiaire également éloigné de ces deux extrêmes. Né dans l’île de Peucé, à l’embouchure du Danube, il était issu de la race sacrée des Balthes ou hardis, dans laquelle les Visigoths prenaient leurs rois, et dès son enfance, comme pour qualifier le caractère aventureux qui se développait en lui, on ne le nommait que le Balthe, le hardi par excellence. Tout jeune encore, il avait assisté aux grandes tragédies de sa nation : à sa fuite devant les Huns, à son passage sur les terres romaines, à ses misères, à ses vengeances, à ses défaites; il l’avait accompagnée dans ses courses jusqu’au jour où le bras puissant de Théodose l’avait renfermée dans un canton de la Pannonie. Cet empereur, que les Barbares aimaient à servir, le distingua et lui donna un commandement de quelque importance dans sa guerre contre Eugène, puis il l’oublia. Le Balthe se retira le cœur blessé, et son dépit ne fit que s’aigrir quand il vit les faveurs impériales tomber sur des Barbares qui ne le valaient pas, sur Gaïnas, sur Saül, sur Sarus; il songea dès lors à se payer lui-même de ses services. Il était dans ces dispositions quand les intrigues de la cour d’Orient vinrent lui offrir l’occasion qu’il cherchait. Son ambition en ce moment se bornait à obtenir, comme tant d’autres chefs germains, le commandement militaire d’un diocèse. Alaric n’était pourtant pas homme à emprisonner ainsi ses désirs : bien différent de Stilicon, le Balthe ne demandait à la civilisation que ce