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temps avait été mon lot, dans ces longues journées de loisir que remplissaient mille lectures de hasard, j’avais vieilli plus vite que de raison. Ce qui est d’ailleurs ne s’explique pas, mais se raconte.

On s’abuserait au reste, si on croyait qu’une exaltation semblable engendre chez un enfant, comme chez une personne faite, des antipathies à jamais définies, une aversion irrévocable. Simple élan de l’imagination et du cœur, une heure a produit cette aversion, un jour la calme. Puis le temps reprend son œuvre conciliatrice, et lentement, sûrement, use cette efflorescence volcanique comme la source naissante, goutte à goutte, use les aspérités du granit. Je n’oserais affirmer qu’une maladie assez grave, qui suivit de près cet ébranlement de tout mon être moral, doive lui être attribuée, au moins exclusivement. Cette maladie décida ma mère à me faire passer un an à l’étranger. M. Halsey, à qui elle communiqua cette détermination, y donna son plein consentement. Dans la visite qu’il nous fit en cette circonstance, répondant à une question que j’osai lui adresser, quoique ma mère fût présente, il m’apprit que Godfrey naviguait dans la Méditerranée, et passerait probablement l’hiver à Naples. Je croyais qu’on me ferait visiter Paris, la Suisse et l’Italie, où mes parens se proposaient de voyager, et je me félicitais intérieurement de la chance que j’aurais de rencontrer encore une fois mon frère; mais nous partîmes sans miss Sherer, ce qui n’était pas de bon augure, et, une fois à Boulogne, M. Wyndham me notifia que je passerais toute mon année dans ce pensionnat où j’avais commencé mon éducation. Mme Le Gallois accueillit admirablement bien son ancienne élève. Sa fille Eugénie, que je retrouvai tout à fait grande personne, après l’avoir laissée presque enfant, me prit sous sa protection spéciale, et nous devînmes d’autant plus vite «bonnes amies, » que si j’étais prématurément grave et réfléchie, Eugénie avait, elle, conservé la légèreté, l’insouciance, qui auraient dû, en bonne règle, être miennes. Ce contraste, inattendu et piquant pour les étrangers, rendait nos relations tout à fait agréables. Ma raison précoce, qui l’eût peut-être effarouchée sans cela, se trouvait compensée, comme condition de supériorité, par l’ascendant que son âge lui donnait sur moi. Sa gaieté me faisait prendre en patience l’autorité qu’elle exerçait, et sa grâce détendait pour ainsi dire ma raideur, ma réserve, toujours armées en guerre. Je pris un véritable goût et une affection sincère pour l’aimable Française, et quand je sus que mes parens allaient venir me chercher, l’année écoulée, pour me ramener en Angleterre, je sollicitai d’eux, — ces requêtes étaient bien rares de ma part, — qu’ils voulussent bien emmener Eugénie, et la garder chez eux jusqu’au moment où elle entrerait comme institutrice dans une famille de notre connaissance, qui l’avait retenue d’avance