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bons termes qu’il ne gagnerait rien à se montrer trop pressant. En un mot, elle l’avait placé dans ce terrible dilemme ou de rompre ou de se soumettre. En murmurant, il s’était soumis et avait encore accepté l’ajournement de ses espérances.

Réduit, bien malgré lui, à des visites presque officielles, il se vengeait de l’ennui qu’il y trouvait par de folles épigrammes sur les parens de l’aimable Rosa, obstacles importuns toujours placés entre elle et lui. Ils étaient pour lui un texte inépuisable de railleries, et les tableaux d’intérieur qu’il me rapportait après chacune de ses visites à Hincksley égayaient assez souvent nos causeries du soir pendant la partie de whist; le départ de M. Wroughton en avait fait de véritables tête-à-tête, légitimés par la présence de ma mère, mais qu’elle et son mari se gardaient bien de gêner.

Après quelques semaines de séjour à Bampton-Chase, Hugh Wyndham ne put se refuser à comprendre une vérité bien manifeste : c’est qu’il ne faisait à Hincksley aucun progrès sensible, et même que, par ses instances toujours repoussées, il y perdait du terrain. Sa dignité en souffrait. Il résolut de partir. Une scène pénible vint attrister les dernières journées qu’il passa près de moi. Un jour qu’en plaisantant il s’intitulait « mon oncle : » — Vous ne l’êtes pas, m’écriai-je tout à coup irritée, et certes je ne vous donnerai jamais ce nom... Votre frère n’a jamais été et ne sera jamais un père pour moi...

Ces mots avaient été prononcés avec un tel accent que Hugh ne put, comme à son ordinaire, garder le ton de badinage que je lui laissais prendre avec moi. — Vous haïssez donc Owen? et d’une haine bien amère? reprit-il après un instant de silence. Je ne répondis rien, et j’aurais voulu me retirer; mais, réflexion faite, il me sembla que cette fuite serait un acte de couardise. — Pareille haine, reprit-il, n’est pas d’une femme... C’est faire le mal que de haïr à ce point...

— Je le sais, répondis-je. Cependant je pensais à part moi qu’une femme pouvait haïr, et mon portrait en Electre me revint à la mémoire.

— Quel mal vous a fait Owen? reprit Hugh.

— Il est assis à la place où devrait être mon père... Et je n’ai pas oublié mon père, répondis-je avec un accent qui m’effrayait moi-même.

— En vérité?... Vous étiez cependant bien jeune quand vous avez eu le malheur de le perdre?

— J’avais plus de cinq ans, et ma mémoire remonte au-delà de mon quatrième anniversaire.

— Et vous rappelez-vous aussi mon frère?