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temps que, s’ils savaient s’entendre et rester maîtres de leurs armées, ils auraient, quoi qu’on fît, l’un et l’autre empire à leur discrétion. La première condition de tout projet sur l’Orient était le renversement de Rufin : or Gaïnas s’en chargeait, si Stilicon lui confiait la conduite des légions orientales à Constantinople. Celui-ci agréa le marché : le Goth et le Vandale unirent fraternellement leurs mains pour ce qu’il leur plaisait d’appeler le bonheur de l’empire, et la mort du régent d’Orient fut jurée.

Pendant cette conférence des chefs, la nouvelle, commentée et grossie de mille détails imaginaires, volait de bouche en bouche, et le camp présenta bientôt l’aspect d’un tumulte qui allait jusqu’à la sédition; « mais c’était, dit le poète du régent d’Occident, une noble et louable sédition. » On n’entendait que clameurs confuses, imprécations contre Rufin, menaces contre l’empereur. Des conciliabules se formaient sous les yeux mêmes des officiers, et des orateurs éloquens par leur violence échauffaient, entraînaient l’esprit des soldats. « Allons, disait l’un, que la Grèce périsse, puisque Rufin l’ordonne! Nous sommes faits pour subir tous les opprobres, et les Barbares pour profiter toujours de nos maux. — Point d’assaut! point de bataille! disait un autre. Enseignes, abaissez-vous! clairons, faites silence! Que nos flèches rentrent dans le carquois, que l’épée se soude au fourreau : Rufin le veut, respectons l’ennemi! — Ah! disait un troisième, enfant de la Cappadoce ou de l’Arménie, le tyran ne nous rappelle que pour nous punir d’avoir aimé Stilicon. Il ourdit déjà ses trames infernales contre nous. Que nous sert de revoir notre patrie, nos familles, nos pénates? Bientôt nous serons livrés aux implacables Alains, nous deviendrons les esclaves des Huns, cette honte de l’espèce humaine. » Puis, à l’idée de se séparer, Orientaux et Occidentaux se mettaient à fondre en larmes. Contraste bizarre du cœur humain! ces hommes qui s’entr’égorgeaient avec rage quelques semaines auparavant s’embrassaient maintenant comme des frères que l’on veut arracher l’un à l’autre. « Encore des présages de guerre civile! répétait-on de tous côtés. Pourquoi nous séparer? pourquoi diviser des armées qui ne font qu’une famille, des aigles qui doivent voler ensemble? Non, nous sommes un même corps, on ne nous divisera pas ! » Et les deux armées confondaient leurs rangs. Malgré la défense de combattre, on préparait ses armes ; on menaçait de loin les remparts des Goths; on demandait l’assaut à grands cris. Arrivé avec Gaïnas au milieu de ce désordre, Stilicon se voit assiégé par des furieux qui le pressent, qui embrassent ses genoux en pleurant, tandis que d’autres lui défendent de partir. « Mène-nous où tu voudras, lui criaient-ils; où sera ta tente, là sera la patrie! » Stilicon eut besoin de toute sa fermeté pour calmer une effervescence dangereuse ; quelques momens de plus, et il devenait