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pondre, nous autres septuagénaires, que nous en avons vu bien d’autres. Il faut avoir vécu dans ce temps-là pour savoir ce que c’est que l’Angleterre attaquée. Tout le monde ne parlait ici que du camp de Boulogne et des bateaux plats. Aussi quel élan de patriotisme, et comme on vit bien ce dont était capable cette nation de marchands quand on osait la menacer ! J’étais présent, comme je vous l’ai dit, quand le roi George III passa dans ce même parc une revue de volontaires qui dura deux jours. Je ne me rappelle plus exactement la date du mois, mais c’était en automne, et je portais un habit couleur feuille-morte. À neuf heures et demie du matin, les volontaires se déployèrent en une ligne qui s’étendait depuis Buckden-Hill jusqu’à Kensington-Gardens. Le roi, à la tête d’un magnifique état-major, fut salué par une décharge d’artillerie et par l’air de God save the King. À un signal donné, tous les bataillons déchargèrent leurs armes, et la plaine ne fut bientôt plus qu’un nuage de fumée. Je n’affirmerai point que les manœuvres fussent excellentes, ni que le feu répondît à toutes les règles de l’art ; mais la terre tremblait, les cœurs bondissaient dans les poitrines, et une immense acclamation partit de la bouche des trois cent mille hommes qui assistaient à la revue. C’était un spectacle qu’on ne saurait oublier. Je vois encore le roi, tête nue, sur son cheval, la reine et les princesses debout dans leur voiture, comme électrisées par cette scène émouvante. Il y avait aussi des Français, ajouta le vieillard en se tournant de mon côté ; je me souviens qu’on me montra le général Dumouriez à cheval et quelques autres exilés. Je ne sais point ce qui se passait dans leur esprit, mais à coup sûr ils ne pouvaient nous blâmer de défendre notre sol, nos foyers, nos institutions : ils en auraient fait autant à notre place. En revenant, tout le monde s’écriait : « Oh ! si Bonaparte avait pu voir cela ! » Je ne saurais dire pour mon compte s’il fut intimidé par le bruit de cette manifestation nationale ; mais le fait est qu’il ne vint pas. Il n’y a guère. Dieu merci, de comparaison à établir entre ces temps douloureux et l’époque actuelle, car cette fois l’ennemi n’est point à nos portes. Il serait pourtant injuste d’oublier que nos pères ont donné l’exemple à la génération nouvelle. Si j’en juge par ce que je vois aujourd’hui de nos jeunes volontaires, l’esprit anglais n’a point dégénéré, et je suis heureux de trouver que le sang des volontaires de 1803 frémit encore dans les veines de John Bull. »

Ce vieillard avait raison : le mouvement des riflemen, qui depuis deux années étonne si fort l’Europe, et auquel on a voulu donner le caractère d’une menace, n’a pourtant rien de nouveau dans les annales de la Grande-Bretagne. C’est un principe antérieur même à la constitution anglaise qu’en cas d’invasion étrangère ou de danger tout homme est obligé de prendre les armes et de se faire soldat