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II.

Le samedi 23 juin 1860 ressemblait à un jour de fête. Tous les visages respiraient la joie, la confiance et un certain orgueil national. L’opinion publique, chargée, quelques mois auparavant, de bruits de guerre et de sourdes inquiétudes, semblait se détendre à l’exemple du ciel, qui avait été orageux durant toute la saison d’été, mais qui, tout en roulant encore ce jour-là de gros nuages, fit mine de s’éclaircir au moment de la revue. On se demandait avec une vive curiosité comment se tirerait d’affaire sur un champ de manœuvres cette armée à peine vieille de huit mois, et dont on n’avait encore vu que des régimens parader dans les rues ou sur les places de Londres. Les tribunes réservées aux billets de faveur étaient occupées par dix mille personnes, officiers de l’armée anglaise et de l’armée des Indes, membres de la chambre des lords et de la chambre des communes, journalistes, diplomates étrangers, parmi lesquels se distinguaient, avec leur burnous couleur de neige et leur turban, les ambassadeurs de l’empereur du Maroc. Un parterre de femmes, selon l’expression galante des Anglais, émaillé par l’or des uniformes militaires, les casques d’acier et les habits écarlates, étalait avec profusion de riches toilettes, mais non plus fraîches et plus délicates que les figures. En face de ces tribunes apparaissait, à une distance considérable, la ligne immobile des riflemen. Cette ligne, un peu sombre, verte ou grise, n’était tachetée çà et là que par l’uniforme rouge de l’artillerie volontaire, du génie et de la cavalerie. L’armée régulière, comme on pense bien, n’était point de la fête ; elle ne se trouvait représentée que par quelques régimens de gardes à pied, occupés à défendre le terrain contre la foule, et de rares détachemens de horse-guards, qu’on prendrait volontiers pour des soldats de parade, si nous n’avions senti le poids de leurs armes à Waterloo. Vers quatre heures et demie, le canon annonça l’arrivée de la reine. La calèche royale s’avança lentement le long de la ligne des volontaires, recevant au passage le salut des armes. Un silence solennel tel que je n’en ai jamais rencontré ailleurs planait sur ce vaste terrain découvert, et s’était étendu, comme par un courant d’électricité, à la foule naguère si tumultueuse.

La reine, après avoir parcouru les lignes, vint se placer sous le grand étendard qui flottait en face des tribunes. C’était le moment décisif de la journée : en effet, la masse des 20,000 volontaires commençait à se mettre en marche. Les colonnes s’ébranlèrent avec ordre et s’avancèrent au pas accéléré vers le centre du parc. Il y avait dans les tribunes des juges difficiles, des généraux et de vieux