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le moyen, pourvu que le but fût atteint. Je me dirigeai ensuite vers d’autres tentes où l’émotion était encore bien plus vive, car il s’agissait de victoires notables et chaudement disputées. On pouvait se faire une idée de la distance entre les tireurs et les targets par le temps qui s’écoulait entre l’explosion de l’arme à feu et le moment où la balle, comparée pour la forme à un bout de chandelle en plomb, frappait la surface des manteaux de fer. Cette distance augmentait d’ailleurs avec l’importance des prix et avec les progrès du concours ; elle variait de 500 à 800, 900 et même 1,000 mètres le dernier jour. C’est à peine si, l’œil armé d’une lorgnette, je pouvais distinguer le centre noir des cibles, gros en réalité comme une ombrelle de femme, mais qui, rétréci et pour ainsi dire mû par l’éloignement, semblait un point noir flottant dans l’espace. Ne faut-il pas croire que l’habitude développe chez les tireurs une sorte de seconde vue, car ce but obscur et douteux n’échappait point à leurs efforts ? On pense bien qu’ayant affaire à des armes à feu d’une si longue portée, on n’était point en sûreté derrière les buttes, même à plus d’un mille. Des signaux de danger traçaient tout à l’entour un cercle de solitude ; on m’a même raconté qu’un fermier des environs, bloqué par le danger des balles égarées, n’avait pu sortir de chez lui durant toute la semaine que par une porte de derrière. Le concours touchait à sa fin : M. Ross et un adversaire restaient seuls sur le terrain pour disputer le prix de la reine. Le public était haletant de curiosité. Les deux concurrens, deux Anglais, quoique visiblement émus, cherchaient avec une force d’âme toute britannique à raidir leurs muscles d’acier et à dominer les battemens de leur cœur. Un moment la chance parut tourner contre celui des deux concurrens qui avait réuni jusque-là le plus de gageures. Enfin une détonation fut suivie d’un silence inquiet, et au milieu du nuage de fumée qui s’abaissait, on vit à une confuse distance s’agiter le drapeau noir. M. Ross, proclamé aujourd’hui le champion de la Grande-Bretagne, venait de gagner la médaille qu’il porte fièrement sur sa poitrine dans les banquets et les réunions de volontaires. Quand le feu eut cessé, j’eus la curiosité de visiter les cibles : elles étaient criblées de balles qui s’étaient, non-seulement aplaties, mais écrasées contre la paroi de fer.

L’intention qui avait provoqué ce tir national est maintenant facile à saisir. L’Angleterre était autrefois une nation d’archers, elle veut devenir aujourd’hui une nation de carabiniers. Qui ne se souvient ici du temps des Plantagenets, où tout brave habitant des campagne portait avec lui son arc et ses flèches ? Chaque village avait alors son champ de pratique, son tir, où tous, jusqu’aux garçons de sept ans, venaient s’exercer. C’est même à cette éducation populaire que les Anglais rapportent les victoires de Créci, d’Azincourt