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— Me gêner?... Non, certes; mais pesez bien vous-même la détermination que vous voulez prendre. Notre intérieur n’est pas à beaucoup près aussi riche, aussi comfortable que celui où, jusqu’à présent, vous avez vécu... Une stricte économie nous est imposée... Vos habitudes...

— Mes habitudes ne dominent point mes volontés... Où vous vivez, je saurai vivre... J’aspire à quitter cette maison où vous semblez me croire si heureuse.

— Vous ne l’êtes donc pas?... Ce mot décide tout... Ma maison est à vous, venez-y quand vous voudrez.

— J’irai le lendemain même du jour où je serai libre.

— Çà! reprit mon frère, qui me contemplait avec une surprise mêlée d’attendrissement, qu’ont-ils fait de vous? Pour quel motif vous ont-ils gardée prisonnière? Comment n’êtes-vous pas encore mariée?... Décidément ils ont donc peur de vous?...

Cette question, je me l’étais faite bien souvent sans oser y répondre; je n’y répondis pas davantage quand elle me fut adressée par mon frère, qui du reste n’insista pas.

— Je compte maintenant sur vous, me dit-il simplement en nous quittant, mistress Wroughton et moi, à l’entrée d’Eaton-Square.

La résolution que j’avais si longtemps préméditée, mais que je venais de prendre si brusquement, demandait, pour être exécutée, plus de ténacité, de force d’âme que je ne m’en supposais. Je ne parle pas des violentes altercations qu’il fallut subir de la part de M. Wyndham, lorsque je lui eus fait notifier mes projets par mon subrogé tuteur, M. Halsey : ses colères me laissaient plus tranquille que ses politesses de convention, son urbanité de commande ; mais ma mère ne s’emportait pas, elle. Après m’avoir exprimé simplement son désir «que je n’eusse jamais à regretter de l’avoir quittée pour aller demander asile à son calomniateur, » elle ne m’adressa plus la parole, même le jour où, prête à monter en voiture, j’allai présenter mon front à ses lèvres glacées. Cependant, à ce moment-là, ses lèvres tremblantes murmuraient quelques mots dont je saisis à peine le sens. — Je vous en conjure, disait-elle, fermez l’oreille à ce qu’il vous dira contre moi!...

— Mon frère, répondis-je, ne prononcera jamais un mot que votre fille se doive de ne pas entendre... — Ce furent là nos adieux.

Godlrey ne m’avait pas trompée. La maison qu’il habitait avec sa famille, près de Tynteford, était plutôt une petite ferme qu’une villa. Ma belle-sœur Christine, excellente et agréable personne, tenait son ménage avec l’ordre le plus exact. En dehors du pony-carriage, qui donnait une sorte de relief à leur modeste intérieur, aucune dépense de luxe. L’éducation de leurs trois enfans et les