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de le devenir à son tour. Si la tyrannie disparaissait de la terre, on la retrouverait dans l’âme d’un esclave.

C’est parmi les nègres abrutis, hideux produits de l’esclavage, qu’on rencontre souvent ce type popularisé par les récits américains du noir sale, paresseux et satisfait, que le fouet engraisse, qu’un colifichet amuse, qui s’étale au soleil comme un lézard, se roule dans la poussière comme une bête de somme, méprise sa race et vante son maître à l’égal d’un dieu. Son seul amour-propre consiste dans l’ornement de sa beauté extérieure, l’une des choses pour lesquelles on le prise et on l’achète ; sa seule ambition est d’être vendu cher ; il s’estime lui-même en dollars et en cents. Quand arrive le jour de la vente, ses yeux brillent, sa poitrine est oppressée ; l’attente et la joie l’empêchent de parler. Les enchères qui vont l’enlever à sa famille et à sa patrie fixent enfin sa vraie valeur, et lui permettent de se vanter en proportion. Un jour, dans un marché d’esclaves de la Virginie, un nègre monté sur l’estrade s’offrait lui-même aux acheteurs : « Je suis un bon nègre, je suis charpentier, charron, mécanicien, jardinier, cordonnier ; je sais tout faire ! J’aime mes maîtres et je leur obéis toujours ! Jamais on n’a besoin de me donner un coup de fouet ! » Influencés par les vantardes exclamations de l’esclave, les planteurs offrent à l’envi des prix de plus en plus élevés ; enfin il est adjugé pour une somme d’argent très considérable. Aussitôt après, un nègre fort, bien bâti, mais nonchalant et peut-être triste, gravit les degrés de l’estrade et promène ses regards vitreux sur la foule des acheteurs. Cet homme d’apparence endormie ne plaît que médiocrement, l’encanteur fait de vains efforts pour le vendre à un prix élevé, et son compagnon triomphant s’écrie : « Ah ! mauvais nigger ! je suis un bon nègre, et tu n’es qu’un fainéant ! » Tel est le genre d’amour-propre que les planteurs aiment à voir chez ceux qu’ils appellent de bons sujets. Quelques-uns de ces esclaves modèles épousent complètement les préjugés des blancs sur leur propre race. « Il faut pendre tous les nègres, moi tout le premier », entendais-je souvent répéter très sérieusement à un vieux noir créole qui avait servi son maître pendant soixante années, et pour ce sacrifice de toute sa vie ne croyait mériter que la corde.

De même que pendant longtemps il a été de mode en France d’envier le sort du pauvre, qui dans son humble cabane vit loin des grandeurs et du tumulte des villes, et voit couler ses jours tranquilles comme l’onde d’un ruisseau, de même les planteurs ont l’habitude d’envisager le sort de leurs esclaves comme vraiment délicieux. Écoutons l’un des principaux orateurs du parti esclavagiste, M. Hammond, ancien gouverneur de la Caroline du sud, aujourd’hui sénateur au congrès :