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« Bien que fondé sur la force, l’esclavage peut développer et cultiver les sentiments les plus tendres et les plus aimables du cœur humain. Notre système patriarcal de servitude domestique est bien fait pour réveiller les plus hautes et les plus délicates aspirations de notre nature. Lui aussi a ses enthousiasmes et sa poésie. Les liens qui rattachent le chef le plus aimé et le plus honoré à ses sujets les plus fidèles et les plus obéissants, ces liens qui depuis l’époque d’Homère ont toujours été le sujet des épopées ne sont que des relations froides et sans poésie, comparées à celles qui existent entre le maître et ses esclaves. Ceux-ci ont servi son père, ont agité son berceau, ou bien ils sont nés dans sa maison, et rêvent au bonheur de servir ses enfants ; ils sont pendant toute leur vie les soutiens de sa fortune et les objets de ses soins ; ils partagent ses tristesses et attendent de lui leurs consolations ; dans leurs maladies, ils lui doivent les remèdes et la guérison ; pendant leurs jours de repos, ils sont réjouis par ses dons et par sa présence ; jamais la sollicitude du maître ne les abandonne, même lorsqu’il est éloigné d’eux, et quand il revient au milieu des siens, il est toujours accueilli par des cris d’amour. Dans ce monde égoïste, ambitieux, calculateur, il est peu de relations plus cordiales et plus douces que celles du maître et de l’esclave réunis entre eux par un lien d’affection attaché depuis l’origine des temps par l’Éternel lui-même. Puisque le bonheur est l’absence de peines et de soucis, — définition vraie pour la grande majorité des hommes, — je crois que nos esclaves sont les quatre millions d’hommes les plus heureux qu’éclaire le soleil. Satan s’introduit dans leur Éden sous la forme d’un abolitioniste. »

Ainsi le paradis terrestre existe, il existe pour les nègres esclaves et bien naïfs sont ceux qui le cherchent dans l’antiquité des âges ou dans un futur millénium. Il est certain, — la nature humaine le dit assez, — que des milliers et des milliers d’esclaves sont heureux de leur servitude, et, comme autant de chiens, lécheraient avec joie les pieds de leurs maîtres. Habitués dès l’enfance à considérer comme un dieu le blanc superbe et riche qui leur donne le pain et le vêtement, se méprisant eux-mêmes à cause de leur couleur, de leurs gros traits, de leur pauvreté, de leurs sales habits, ils adorent avec un enthousiasme mêlé d’effroi cet homme qui est le maître de tous, qui distribue à son gré les punitions et les récompenses, habite un palais fastueux, donne à ses amis des fêtes élégantes, et peut, s’il le désire, se dispenser complètement de toute occupation. Placé dans une sphère plus haute et comme en pleine lumière, le maître auquel viennent s’offrir toutes les jouissances de cette terre apparaît comme le distributeur de toutes les grâces, et les nègres naïfs ne cessent d’être plongés, à la pensée de ce souverain, dans un état d’admiration profonde. Et si, par une condescendance rare, le maître daigne témoigner quelque bonté envers le pauvre nègre, s’il laisse tomber un rayon de son regard sur le déshérité, s’il met une certaine douceur dans sa voix, alors l’admiration se change souvent en