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téré lorsqu’un bruit étrange retentit dans le champ de foire. On eût dit qu’un ouragan s’abattait sur la foule, un de ces ouragans du tropique qui renversent tout sur leur passage. Des cris désespérés s’élevaient du milieu des groupes épouvantés ; les enfans pleuraient, les femmes poussaient des clameurs assourdissantes. Jeanne rentra précipitamment sous la tente pour y chercher un abri ; une trentaine de bœufs liés au joug, courant par bandes désordonnées, y firent irruption, et la toile s’affaissa, enveloppant sous ses plis les hommes, les bestiaux, les tables, les bancs, les verres, les barriques et les bêtes épouvantées, qui la trouaient en tout sens avec leurs cornes. C’était un sauve-qui-peut général ; les vaches gambadaient comme des folles, la tête basse, levant la queue et beuglant ; les chevaux se cabraient et brisaient leurs licols : on les voyait galoper les naseaux ouverts, la crinière au vent, comme des chevaux du Paraguay surpris par un tigre. Foulés sous les pieds des taureaux, les moutons éperdus sautaient et bondissaient à travers tous les obstacles. Il y avait des hommes renversés et meurtris qui se roulaient à terre, des femmes blessées qui criaient au secours ; les gendarmes faisaient de vains efforts pour arrêter la déroute des bestiaux et secourir les pauvres gens qui se débattaient dans cette mêlée effroyable. Au premier signe de désordre, le signor Molinardi avait fermé sa barraque roulante et soustrait son habit rouge à la vue des taureaux irrités. Il regardait par son rideau entrouvert cette panique incroyable qui venait si mal à propos interrompre la vente de ses médicamens. Le marchand de médailles de saint Hubert pliait son parapluie et se sauvait à toutes jambes, se défendant avec son violon contre les bœufs, dont les fronts liés au joug frappaient à droite et à gauche comme des boulets rames.

Cet épouvantable désordre ne dura pas plus de temps qu’il ne nous en a fallu pour le raconter ; mais il dispersa bêtes et gens, et mit fin à La foire. Beaucoup d’hommes et de femmes surtout avaient trouvé un refuge dans les charrettes. Jeanne, échappée à grand’peine de dessous la tente où elle s’était reposée avec sa parente, se voyant séparée de celle-ci, s’était mise à fuir au hasard.

— Gare, gare ! criait-on autour d’elle ; sauvez-vous, les marraines !

— Encore un mauvais coup, disait en pleurant un vieux paysan blessé dans la mêlée, et jamais on ne saura qui l’a fait.

— Non, repartit un jeune gars ; mais on sait bien comment il a été fait. Ne voyez-vous pas à terre de petits cornets de papier ?

— Et il y a dedans du foie de loup en poudre, ajouta un gros garçon qui n’était autre que Pierre Gringot ; mes six bœufs l’ont bien senti, et ils sont partis comme un éclair…