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exemple, la dent d’une roue a des parties ou des fragmens qui n’ont plus rien d’artificiel; mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivans, sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu’à l’infini. C’est ce qui fait la différence entre la nature et l’art, c’est-à-dire entre l’art divin et le nôtre... Par où l’on voit qu’il y a un monde de créatures, de vivans, d’animaux, d’âmes, dans la moindre partie de la matière. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, comme un étang plein de poissons; mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un autre jardin et un autre étang... Ainsi il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers; point de chaos, point de confusion qu’en apparence... »

En effet, deux grandes lois régissent ce nombre prodigieux de forces, et ces deux lois se ramènent à une seule, la loi de continuité. D’abord, toute force agissant sans relâche, son état actuel dépend toujours de son état antérieur, et la suite de ces états forme une chaîne continue où il n’y a jamais d’interruption. « Le présent est gros de l’avenir. Le futur pourrait se lire dans le passé, l’éloigné est exprimé dans le prochain. On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme, si l’on pouvait déplier tous ses replis... »

Cette continuité n’exclut pas les changemens notables. Voici en effet une pierre lancée qui rencontre un obstacle et revient sur soi; voici un animal qui passe du sommeil à la veille, d’un état de langueur à un état d’excitation. Ne croyez pas que la loi de continuité soit violée. Il en est ici comme dans certaines courbes connues des géomètres, qui ont des points d’inflexion et des points de rebroussement. Cela n’empêche pas que le développement de ces courbes ne soit régi par une loi simple et régulière. Tout au contraire la courbe s’infléchit et rebrousse chemin pour obéir à sa loi.

La continuité ne se rencontre pas seulement dans le déploiement particulier et individuel de chacune des forces de la nature; elle préside à leur hiérarchie. Ces forces s’ordonnent en groupes analogues qu’on appelle des espèces et des genres. Or ces espèces forment une gradation parfaitement suivie. Vous passez des formes d’existence les plus simples à des formes de plus en plus compliquées. Point d’intervalle, point de vide entre ces formes. La nature ne va point par sauts et par bonds. Elle passe d’un degré à un autre degré par des transitions insensibles. Vous croyez constater un intervalle vide dans les espèces de la nature. Attendez. L’espèce qui vous manque, quelque chercheur obstiné va la découvrir. C’est une lacune, non de la nature, mais de la science. Aussi bien les yeux de l’homme ont une faible portée, et la nature est immense; l’homme